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1.
J’AI TOUJOURS TENU POUR SUSPECTS ou illusoires des récits de ce genre : récits d'aventures, feuilles de route, racontars — joufflus de mots sincères — d'actes qu'on affirmait avoir commis dans des lieux bien précisés, au long de jours catalogués.
C'est pourtant un récit de ce genre, récit de voyage et d'aventures, que ce livre propose dans ses pages mesurées, mises bout à bout comme des étapes. Mais qu'on le sache : le voyage n'est pas accompli encore. Le départ n'est pas donné. Tout est immobile et suspendu. On peut à volonté fermer ce livre et s'affranchir de ce qui suit. Que l'on ne croie point, du même geste, s'affranchir de ce problème, — doute fervent et pénétrant qui doit remplir les moindres mots ici comme le sang les plus petits vaisseaux et jusqu'à la pulpe sous l'ongle, — et qui s'impose ainsi : l'imaginaire déchoit–il ou se renforce quand il se confronte au réel ? Le réel n'aurait-il. point lui-même sa grande saveur et sa joie ?
Car ces deux mondes s'attribuent tour à tour la seule existence. Ils restent si étranges l'un à l'autre, que les représentants humains, les disciples en la chair desquels ils s'incarnent, s'efforcent de se fuir plutôt que de se chercher et de combattre. Ce qui, supprimant tout conflit, permet aux deux partis de se croire vainqueurs.
Et ils éconduisent ainsi l'un des moments mystérieux les plus divinisables par la qualité d'exotisme qu'il contient, sa puissance du Divers. Et cependant la plupart des objets dans ces deux mondes sont communs. Il n'était pas nécessaire, pour en obtenir le choc, de recourir à l'épisode périmé d'un voyage, ni de se mouvoir à l'extrême pour être témoin d'un duel qui est toujours là.
Certes. Mais l'épisode et la mise en scène du voyage, mieux que tout autre subterfuge, permettent ce corps à corps rapide, brutal, impitoyable, et marquent mieux chacun des coups. La loi d'exotisme et sa formule — comme d'une esthétique du divers — se sont d'abord dégagées d'une opposition concrète et rude : celle des climats et des races. De même, par le mécanisme quotidien de la route, l'opposition sera flagrante entre ces deux mondes : celui que l'on pense et celui que l’on heurte, ce qu'on rêve et ce que l'on fait, entre ce qu'on désire et cela que l'on obtient ; entre la cime conquise par une métaphore et l'altitude lourdement gagnée par les jambes ; entre le fleuve coulant dans les alexandrins longs, et l'eau qui dévale vers la mer et qui noie ; entre la danse ailée de l'idée, — et le rude piétinement de la route ; tous objets dont s'aperçoit le double jeu, soit qu'un écrivain s'en empare en voyageant dans le monde des mots, soit qu'un voyageur, verbalisant parfois contre son gré, les décrive ou les évalue.
Ce livre ne veut donc être ni le poème d'un voyage, ni le journal de route d'un rêve vagabond. Cette fois, portant le conflit au moment de l'acte, refusant de séparer, au pied du mont, le poète de l'alpiniste, et, sur le fleuve, l'écrivain du marinier, et, sur la plaine, le peintre et l'arpenteur ou le pèlerin du topographe, se proposant de saisir au même instant la joie dans les muscles, dans les yeux, dans la pensée, dans le rêve, — il n'est ici question que de chercher en quelles mystérieuses cavernes du profond de l'humain ces mondes divers peuvent s'unir et se renforcent à la plénitude.
Ou bien, si, décidément ils se nuisent, se détruisent jusqu'au choix impérieux d'un seul d'entre eux, — sans préjuger duquel d'entre eux, — et s'il faut, au retour de cette Équipée dans le Réel, renoncer au double jeu plein de promesse sans quoi l'homme vivant n'est plus corps, ou n'est plus esprit.
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2.
CE N'EST POINT AU HASARD que doit se dessiner le voyage. À toute expérience humaine il faut un bon tremplin terrestre. Un logique itinéraire est exigé, afin de partir, non pas à l'aventure, mais vers de belles aventures. Je devrai surtout me garder de l'incessante rumination du problème posé : le bon marcheur va son train sans interroger à chaque pas sa semelle.
Pour que l'expertise déploie toute sa valeur et qu'au retour aucun doute ne soit laissé dans l'ombre, pour que ce voyage étrangle toute nostalgie et tout scrupule, il le faudra compréhensif, morcelé sous sa marche simple. La route fuyant tout subterfuge mécanique, et relevant des seuls muscles animaux, devra tour à tour s'étaler droit jusqu'à franchir l'horizon à dix lieues de vue sur la plaine, ou se rompre et strier la montagne de festons et de lacs. Elle s'embourbera dans des marais, passera des rivières à gué, ou bien se desséchera dans les roches. Il ne faut point choisir un climat unique. Il sera bon d'avoir tantôt froid, et si froid dans un vent terrestre, que tout souvenir du chaud et de la brise de mer soit perdu, et tantôt il fera lourdement tiède dans des vallées suantes, si bien que le goût du froid sec soit oublié. Les cours d'eau n'auront pas un seul régime, mais grossiront depuis le torrent ivre et bruyant, toujours ébouriffé de sa chute jusqu'au vaste fleuve qui prolonge sa course très au large dans la mer où il lave sa couleur et dépose ses troubles avec calme. Les provinces traversées seront parfois désertes, et taillées dans un terrain décomposé que dix mille années d'âge n'expliquent pas, et parfois d'autres seront si bien peuplées que la riche terre plus rouge que l'ocre et plus grasse que l'argile s'épuisera plusieurs fois dans l'année à nourrir sa vermine sale, mais pensante, ses laboureurs et ses fonctionnaires. Il sera digne de pousser quelques étapes dans un sol gros de souvenirs antiques, dans une Égypte moins fouillée, moins excavée, moins retournée ; dans une Assyrie plus élégante et moins musclée, dans une Perse moins levantine. D'autres régions seront neuves, sauvages, simples et touffues comme une mêlée de nègres sans histoire, comme un congrès de tribus qui, n'ayant pas encore de noms européens, ne savent même pas celui qu'elles se donnent. Enfin, cette contrée, touchant au pôle par sa tête, suçant par ses racines les fruits doux et ambrés des tropiques, s'étendra d'un grand océan à un grand plateau montagneux. Or, le seul pays étalé sous le ciel, et qui satisfasse à la fois ces propositions paradoxales, balancées, harmonieuses dans leurs extrêmes, est indiscutablement : la Chine.
C'est donc à travers la Chine, — grosse impératrice d'Asie, pays du réel réalisé depuis quatre mille ans, — que ce voyage se fera. Mais n'être dupe ni du voyage, ni du pays, ni du quotidien pittoresque, ni de soi ! La mise en route et les gestes et les cris au départ, et l'avancée, les porteurs, les chevaux, les mules et les chars, les jonques pansues sur les fleuves, toute la séquelle déployée, auront moins pour but de me porter vers le but que de faire incessamment éclater ce débat, doute fervent et pénétrant qui, pour la seconde fois, se propose : l'Imaginaire déchoit-il ou se renforce quand on le confronte au Réel ?
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3.
CAR J'HABITE UNE CHAMBRE AUX PORCELAINES, un palais
dur et brillant où l'Imaginaire se plaît. Ceci n'est pas un symbole, ni jeu de
mots. Plus tard aurai-je le désir de les peser avant de les écrire. Dès
longtemps je posais tout ce que vaut ceci : un Palais Imaginaire. Et non pas que
ce qui m'entoure soit impalpable et tramé de raclures de pensée ruminée... Et
non pas que les formes changent, bien que les couleurs s'irisent dans un air
sans volume ! Mais tout est fait, dans ma chambre aux porcelaines, tout est fait
de matière substanciée, de belle et positive matière délitée, broyée, mouillée
et pétrie,
puis durcie dans des panses et des rondeurs et des galbes que l'on peut briser
en miettes, mais non pas déformer, Et les gestes, rares dans ce lieu peu
hospitalier, occupent cependant les recoins lacunaires de ces appartements,
ayant fait l'expertise des creux et des reliefs. C'est avant tout une chambre
close et réfractaire, un abri bien protégé, revêtu de la sœur minérale du
plus
aigre des métaux, l'acier : — la porcelaine.
Cette chambre, pourtant, n'est pas si close que
jusqu'ici ne soient venus se glisser des scrupules, et le doute tortilleux avec
sa portée de vipéraux... Si tout cet attirail de couleurs transparentes a sa
valeur d'exister, ou non... Si quelque geste, brutalement assené dans la réalité
des gestes et des jours ne vaut pas toute longue méditation... Doutes seulement.
De mauvais doutes, qu'il faut bien tuer à l'usage... Ou peut–être déclarer
d'avance victorieux ? —Et ce dernier est le pire de tous.
C'est pour en finir avec cela et l'emprise du bon
gros Réel, que je me dépars ainsi de ce pays peuplé de couleurs immobiles et des
seules musiques. Plus tard, revenu dans ma maison luisante, je songerai sans
doutes, alors, qu'immobile, j'ai acquis mes droits au non–agir, si ce
n'est au
fond de moi ; et que, méditant, imaginant, j'ai payé de mes muscles ce repos
intérieur, cet enfermé d'où les scrupules d'un dehors savoureux possible me
chassent.
Ceci de neuf est le but à ma prochaine agitation :
la
même
chambre aux Porcelaines, mais acquise et conquise par elle, à
jamais. Je pars et m'agite dans l'espoir seulement du retour enrichi. Les
mules,
les chars, les chevaux et les hommes de bât auront moins pour moi de valeur à
passer les montagnes, qu'à me passer par-dessus ce col rocailleux : si le Réel
avait aussi sa valeur verbale et son goût ?
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4.
TOUT EST PRÊT, MAIS AI-JE BIEN LE DROIT de partir ?
Constructeur jusqu'ici dans l'imaginaire, conjureur de ces matériaux ;
impondérables et gonflants, les mots, — ai–je bien le droit de
bâtir dans le
monde dense et sensible, où tout effort et toute création, ne relevant plus
seulement d'une harmonie intime doivent trouver leur justification dans le
résultat, dans le fait, — ou leur démenti sans appel...
Pris d'un doute plus fort que tous les autres, pris
tout d'un coup du vertige et de l'angoisse du réel, je rappelle et j'interroge
un à un les éléments précis sur quoi s'établit l'avenir. Ce sont des relations
de voyage, (des mots encore), des cartes géographiques — purs symboles, et
provisoires, car des districts entiers sont inconnus là où je vais. Il y a donc
les chenilles sépia des montagnes, des traits rouges pleins, qui sont des
sentiers méprisables puisqu'ils ont été déjà suivis, et des traits rouges
pointillés qui marquent à
l'aventure les routes ouvertes, inexistantes peut-être. Des traits bleus qui
dessinent les fleuves ; des traits verts représentant les limites des provinces
ou des États. Quelle sera la possibilité de franchir l'un ou de sauter l'autre ?
Le fleuve a peut-être un pont ici ; et la frontière politique un prétexte à
n'être pas enjambée. Enfin, il y a le problème de pure longueur dans l'espace
que tout ce chemin représente. Et voici la roulette d'acier du curvimètre qui se
tortille et virevolte entre mes doigts, progressant terriblement vite sur son
axe enspiralé. Elle fait sa route avant moi, et puis, reportée sur la barre
rigide de l'échelle, elle donne, sans commentaires, des mesures précises,
précises au centième, — mais fausses. car, pour un détour du trait sur la
carte,
la route en a peut-être fait deux sur la plaine, et dix et vingt sur la
montagne. Et quel rapport logique accepter entre l'espace, la sueur et la
chaleur, la fatigue et l'entrain, la hâte à poursuivre ou le désir du retour en
arrière ? Rien n'a été mesuré sur ce point, — rien qui unisse le jeu du
curvimètre dans mes doigts, et la grande agitation musculaire qui suivra.
Enfin, toute question et toute incertitude sont
portées à l'extrême lorsque, délaissant les parties dessinées de cette carte,
—
honnête et sincère puisqu'elle avoue ses ignorances, — on s'aventure dans
ses
zones laissées en blanc. Là, ni fleuves, ni routes, ni plaines, ni montagnes.
C'est là pourtant où l'expérience du réel traversera son domaine de choix.
—
Pour dompter et dessiner d'avance ce que l'on trouvera dans ce blanc, vais-je
déjà retomber dans l'imaginaire à peine fui ? Pour le combler, faut-il inventer
d'autorité ce qu'il contient, et puis en rabattre ensuite ? Je sais. Il y a
d'autres attitudes. De ce que l'on connaît exister alentour on peut
déduire
ce qui se doit être ici. Mais dès lors, à la merci de la moindre
erreur déductive. Le coup d'envol imaginaire se suffit jusqu'au bout à lui-même
: la mastication logique a péché contre l'esprit, si elle a tort.
Il ne faudra point avoir tort. Derrière ces mots,
derrière ces signes figurés, étalés conventionnellement sur le plan fictif d'un
papier, il me faudra deviner ce qui se trouve très réellement en volumes, en
pierre et en terre, en montagnes et eaux dans une contrée précisée du monde
géographique. Et l'abondance et le disparate de ces notions, et l'absence de
commune mesure humaine est un grand sujet de trouble : il y a des cotes d'étiage
dans le fleuve, des dates historiques dans la fonte des neiges à mille lieues du
point où je vais ; des habitudes connues dans le régime des vents ; il faut
échapper aux trop excessifs coups de froid dans les montagnes et se garder
encore plus des régions pluvieuses en plaine... voir si des gens d'escorte du
pays même valent mieux que des étrangers au pays ; —les étrangers, plus
fidèles,
seront un fardeau de plus à traîner. — voir si l'escorte doit changer en
totalité à chaque frontière de province, ou s'il faut conserver un noyau unique
que l'on mènera de Pékin à Bénarès... Et qui me portera ? Des chevaux, des
chameaux, des ânes, des hommes, des
mules, ou mes pieds ? Chacun peut-être, tour à tour, mais dans quel ordre ? Il y
a aussi cette importante et importune question d'argent. Faut-il me faire
précéder sur la route de relais de lingots sonnants ? Par quels ravitailleurs,
gros marchands chinois ou missionnaires apostoliques ? Faut-il emporter des
objets d'échange pour les habitants problématiques des régions inconnues ?
—
Vient enfin l'approvisionnement en armes. Ne pas en avoir est folie. Montrer
qu'on est bien muni est provoquer l'envie du pillage... Même au prix de ces
comparaisons minutieuses, j'entrevois à peine ce qui viendra. Et cependant il
faut faire plus : prévoir. Il faut tout prévoir. Ce n'est pas un livre que
j'écris.
De nouveau, je suis face à face avec l'interrogation
première : quelle est, prise sur le fait, la concordance entre la notion et son
objet. Où est le lien, où est le lieu de certitude — ou d'angoisse
— du réel ?
Dès maintenant, je puis tenir que le réel imaginé
est terrible, et le plus gros des épouvantails à faire peur. Rien ne dépasse
l'effroi d'un rêve de cette nuit, veille du départ. Il me faut donc m'éveiller
tout d'un coup :
Je suis en route.
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5.
LES PAS SUR LA ROUTE sont bons et élastiques. À
peine hors du gîte, la route d'elle-même — absorbée au loin par l'horizon
contourné — semble se mettre en marche, et me tire. La distance n'existe
pas
encore. Il ne suffit pas de marcher, on veut courir, ni de courir, on sauterait
à droite et à gauche, volontiers. Au bout d'un certain nombre d'heures
semblables, l'allure change : on s'avoue qu'il est indispensable d'apprendre à
marcher longtemps et droit.
La nuit vient avant la fatigue. On s'endort, heureux
que le lendemain s’annonce fidèle à ce jours-ci. L'aube vient, avant le
réveil.
On ne s'étire pas : on est debout. Mais l'avancée est plus sage et plus
prudente. Et l'on s’enquiert de la distance. Il ne peut être question de
mesures
rigides, ni de jalonner la route de segments équivalents. Le système occidental
serait à la fois ici un manque de goût d'exotisme, et une raison d'erreurs
locales : il ne faut pas compter en kilomètres, ni en milles ni en lieues, mais
en "li".
C'est une admirable grandeur. Souple et diverse,
elle croît ou s'accourcit pour les besoins du piéton. Si la route monte et
s'escarpe, le "li" se fait petit et discret. Il s'allonge dès qu'il est naturel
qu'on allonge le pas. Il y a des li pour la plaine, et des li de montagne. Un li
pour l'ascension, et un autre pour la descente. Les retards ou les obstacles
naturels, comme les gués ou les ponts à péage, comptent pour un certain nombre
de li. — Ceci n'a donc point d'équivalent dans la longueur
géométrique, mais se conçoit
fort bien dans la mesure humaine du temps et du jour : "
dix li
" c'est à
peu près ce qu'un homme, ni hâtif ni lent, abat à son pas en une heure, dans la
plaine.
Je le sais. Au bout d'une heure je demande :
"Combien de li ?" Au moins douze, répondent les gens. Nouvel entrain, et
nouvelles gambades. Mais il faut bientôt en rabattre. Je ne suis plus. Je monte
à cheval. La bête est nerveuse, ou déjà lasse ? L'étape arrive à point pour ne
pas se faire attendre. — D'autres jours mes pas se feront plus
méthodiques.
L'en-allée dansante se restreint. Les gestes immodestes s'atténuent. Je compose
entre la courbature et l'appétit grandissant, et le plaisir d'être si bien en
selle, et la chaise en l'auberge du soir. Puis, les jours se dépassent bout à
bout. Je sais mieux voyager à mesure que cette antique et périmée notion du jour
disparaît devant l'autre, impérieuse, d'
étape
, souvent prolongée dans la
nuit.
L'Étape devient reine du temps bien employé sur la
route. Elle s'impose, non plus sur un monde immobile attentif aux astres
tournants, mais sur les animaux en marche, respectueux de la litière. L'étape
est catégorique et se suffit. Le but premier — imaginaire ! — sonne
creux dans
le lointain, comme des grelots de mules sur des harnais vides...
Comme il s’efface devant le réel quotidien, qui
pourtant progresse puissamment vers lui ! Il importe peu vers quoi l’on
marchait
depuis ce matin, si, à l'arrêt dans cette étape, on prend conscience, plein les
reins et plein les muscles, d'avoir "bien marché tout aujourd'hui".
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6.
L'INDISPENSABLE PETIT DIEU DU VOYAGE est un petit
vieux à tête ronde, au corps gras, mais transparent et tout doré, fumé, avec des
reflets de suie dans un soleil d'orage. Ses pieds engoncés par cette robe
impalpable, il ne peut marcher, mais doit être porté sur soi qui marche...
— ou,
de lui-même et d'un jet, il s'élance dans de la lumière. Le manteau qui le vêt
l'informe sans déceler des membres... peut-être absents. Car un dieu n'a pas
absolument besoin de singer l'homme. Ou, s'il s'incarne dans nos membres, qu'il
se pousse alors plus de deux bras et deux jambes... dix à douze, autour des
épaules, et des reins, afin de mieux faire sa roue ! Cependant, on devine au
plissé des manches que peut-être des mains et des doigts se crispent sur la
poitrine, à l'entour du creux du cœur. Car il n'a pas de cœur. Il
n'est pas
sentimental. Assez longtemps le cœur fut l'organe de l'amour. On avait à
choisir
ainsi : paroles du cœur ou mots d'esprit. — Il est temps de refaire
l'anatomie
humaine des dieux. On n'a jamais osé diviniser le cerveau, et c'est tant mieux
ainsi : le cerveau pèse dans le crâne ; le cerveau habite dans le crâne. C'est
un emmuré ; un encrâné. Mais à qui ou à quoi rattacher le sentiment Autre, le
sentiment inconnu. Surtout ! pas à un
viscère, organe ou boyau ! C'est une lueur dans les muscles, un moment d'or vert
dans les yeux durs, et mon petit dieu est lumière et splendeur ironique... Son
visage est un ricanement rond, ridé et pommelé. Il n'inspire, à tout prendre,
aucune piété reconnue.
Je ne sais si l'outil qui le tailla eut dessein d'en
faire un apôtre bouddhiste à la Chine, ou bien un sage du Tao. J'ai foi entière
qu'il n'a jamais eu vent des apologues judaïques, ni de Jésus. Il n'importe. Les
adorations et les idoles n'ont pas de formes bien précises, malgré les canons et
les rites. Je lui dédierai donc les sentiments les plus inattendus. Justement,
fort à propos, au plein centre de la ronde bille, en plein crâne, Ciel de la
pensée, brille un espace que les jeux de la lumière font clair, invitant à y
loger toute sorte de pensée mobile et fugitive... C'est un bon petit dieu de
poche et de voyage. L'indispensable accessoire du vagabond que je deviens. Vide
de dogmes, il sera plus léger à mes mules. Je lui attribuerai des décisions
divines qui passeront comme un éclair du Sinaï de ma tête dans la sienne ;et que
je rétracterai par de nouveaux et successifs Testaments. Mais, grâce à la riche
matière dont il est fait, je sais bien que tout cela sera de la couleur d'un or
fuligineux, — cristal fumé doré, cristal chaud, lacunaire, et passionné
sous son
éclat de glace.
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7.
ME VOICI ENFIN A PIED-D'OEUVRE, au pied du mont
qu'il faut gravir. J'entends
souffler
de grands mots assomptionnels ; et
le vent des cimes, et la contemplation de la vallée, la conquête de la hauteur,
le coup d'aile... Cette exaltation vaudra-t-elle, à l'expertise, un seul coup de
jambes sur le roc ? Je suis bel et bien au pied du mont. Du poète ou de
l'alpiniste, lequel portera l'autre ou s'essoufflera le plus vite ?
Déjà je m'aperçois que l'un et l'autre ont été
prévenus, dépassés, devancés. Cette montagne a déjà servi. La vierge cime n'est
plus impénétrée. Beau début pour le poète, qui, laissé libre, renâclerait tout
aussitôt. N'importe : l'autre marche et va bon train dans le sentier. Le
sentier, qui ne monte nullement tout d'abord, mais revient vers la vallée. Il
faut donc accepter la route piétinée, même descendante, — car il n'y en a
point
d'autre, mais déjà elle se relève et prend un élan recueilli. Que c'est
allégeant de monter, de sentir le poids du corps soupesé, lancé, gagné à chaque
pas... Même je le lance un peu plus fort et un peu plus haut qu'il n'est
besoin...
Et pourquoi ne pas monter tout d'un coup et courir
tout d'une traite ? et d'un bon coup de talon dompter l'obstacle élastique et
portant ? L'idée, en est si bonne que je la suis, et perds le chemin. Je me
débats dans des buissons piquants où les clochettes des mules méthodiques me
rejoignent. À
cent pas d'ici, sur la bonne route, les mules montent, passent et s'en vont de
leur effort quotidien : deux cents livres, douze heures durant ; et je ne porte
rien que mon corps. Je n'ai aucune grâce à sauter ainsi à l'aventure. Je les
suivrai.
Mais, où vont-elles ? La cime à surmonter est droit
au sud... et les voilà pointant vers des cardinaux moins nobles... J'arrête net
tout le convoi.
— Où va-t-on ?
Et le chef des muletiers me montre bien le sud, que
couronne le grand astre de midi.
— Alors, pourquoi pas droit au sud ?
Il ne sourit pas et disparaît obliquement. Il prend
l'obstacle à la détournée... Le laisser aller ? Lui dire qu'il me trompe dans
mon jeu franc ? Qu'il tourne le problème pour lequel je me suis rendu ici ?
"Se rendre !" N'interrogeons plus les mots ou bien
ils crèveront de rire d'avoir été gonflés de tant de sens encombrants... Cet
homme s'en va noblement par ses chemins tortueux... Mais j'imaginais tout autre
la domination divine de la montagne : jeter un pont d'air brillant de glace et
planer en respirant si puissamment que chaque haleinée soulève et porte... Je
n'en suis pas encore là...
J'ai peut-être confondu des verbes différents :
"ascension, assomption..." ? Quel jeu médiocre de mots ! Une majuscule... un
radical et voici les mêmes syllabes qui peignent l'envolée aux Cieux d'un dieu
désincarné, enlevant d'un jet son corps glorieux pendant qu'une dalle de tombeau
se renverse, et que des soldats casqués se frottent les paupières. et que dire
de l'autre : assomption !
Je dois témoigner pourtant que les mots comme tous
autres ont leur vertu allégeante. Cependant que je les rumine, ils ont manifesté
vraiment la valeur de leurs fonctions antiques... Me voici, sans m'en douter,
beaucoup plus haut qu’au départ.
Pour en être certain, il me faut consulter le
baromètre. Cette grosse montre sans heures sera désormais le témoin de mes
"élévations". Il marque 2 700. Je suis parti de 520. Je sais d'avance qu'il faut
atteindre 3 003. La préciosité méticuleuse de ces chiffres me déconcerte.
Cependant je ne puis m'en détacher. Ce n'est plus la route devant moi, ni la
vallée peut-être splendide et que je ne verrai plus ; — mais le cadran
bien
divisé que je regarde et dévisage à presque chaque pas. Il n'y a plus que 200...
plus que 150... plus que 130... ceci est mécanique et précis. En même temps, mon
cœur, ma poitrine et ma tête oscillante ont compris le jeu de la montée et
mesurent juste leur régime.
J'entends à peine le cœur me battre dans les tempes.
Je souffle moins, et je ne pense presque plus. Les genoux, et les cuisses, qui
avaient tout d'un coup pris une importance énorme, redeviennent poulies
glissantes et lanières vivantes. — Et mes yeux, détournés de voir,
s'intéressent
exclusivement aux mouvements cycliques, horaire de gare, banal indicateur d'une
aiguille sur un
cadran... et si, pour m'en affranchir, je renverse le cou sur la nuque —
mouvement inutile et douloureux — pour essayer de deviner où je vais... je
n'aperçois qu'un fouillis de fourrés, sur un plan vert concave, entouré de tous
côtés par des hauteurs peut-être dominées par d'autres... sans plus de traces de
but ni de sentier... ni du point d'où je pourrai, — parvenu à l'autre
versant, —
jeter enfin ce regard par-dessus le col...
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8.
LE REGARD PAR-DESSUS LE COL n'est rien d'autre qu'un
coup d’œil ; mais si gonflé de plénitude que l'on ne peut séparer le
triomphe
des mots pour te dire, du triomphe dans les muscles satisfaits, ni ce que l'on
voit de ce que l'on respire. Un instant, — oui, mais total. Et la montagne
aurait cela pour raison d'être qu'il faudrait se garder d'en nier l'utilité
pesante. Tout le détour de l'escalade, le déconvenu des moyens employés —
ces
rancunes sont jetées par-dessus l'épaule, en arrière. Rien n'existe en ce moment
que ce moment lui-même.
Quelques pas avant d'y atteindre, et l'on s'avoue
encore très dominé, très surmonté. Le sentier, qui n'a plus raison d'être
fourbe, bute contre la hauteur qu'il doit enfin aborder franchement. Il ne faut
pas renverser la tête en arrière et devancer du bond des yeux la marche enfin
rythmique obtenue : il vaut mieux fixer les yeux sur ses pieds que dans le ciel.
Ce sont des conseils de route, et vulgaires. Mais, atteindre le but au hasard
est plus déconcertant que le manquer, et l'on sait à quel étonnement cela
conduit. Il faut saisir le but dans un équilibre tel que l'ampleur en soit
balancée et conquise ; il faut rester digne de lui : ni trop reposé jusqu'à
l'oubli de la dépense, encore moins époumoné, ni épuisé — mais dans cet
état
désirable où la fatigue est plus que surmontée : Dépassée ; dans cette ivresse,
palpitante et dynamique où le corps entier jouit de lui : les orteils,
écarquillés comme dans le geste des sculptures antiques, se dilatent dans les
sandales serrées aux chevilles... les épaules et la tête pèsent juste ce qu'il
faut sur le dos, et les tempes battent d'allégresse, et le cerveau fiévreux de
joie se comprend et se conçoit comme un organe heureux de vivre et digérant avec
vigueur sa pensée... Alors, ne pas s'élancer, ne pas s'arrêter, mais donner à
point le dernier coup de reins pour s'affermir sur la hauteur conquise, et
regarder. Regarder avant, en respirant à son aise, en renforçant tout ce qui
bourdonne des orgues puissantes et de la symphonie du sang, des humeurs
mouvantes dans la statue de peau voluptueuse. C'est ainsi que la possession
visuelle des lointains étrangers se nourrit de joie substantielle. C'est la vue
sur la terre promise, mais conquise par soi et que nul dieu ne pourra escamoter
: — un moment humain.
Un moment magique : l'obstacle a crevé. La pesanteur
se traite de haut. La montagne est
surmontée, la muraille démurée. Le lieu borné n'a plus tout d’un coup
d'autres
bornes que la feinte prolongée de l'horizon. Deux versants se sont écartés avec
noblesse pour laisser voir, dans un triangle étendu aux confins, l'arrière-plan
d'un arrière-monde.
C'est tout à fait un autre monde. L'on grimpait
jusque-là dans les étroits fourrés humides où des sources pétillent partout,
avec l'angoisse, inverse de la soif — le supplice de l'eau —
d'avoir plus à
boire que l'on a soif. L'on heurtait souvent un versant vertical trop proche, et
collé sur les yeux, mais voici que derrière le col, la large vallée descendante
recule, ses flancs creux et roses, ses flancs désertiques, desséchés par un
autre régime des vents et du soleil. C'est, de nouveau, la promesse haletante de
désirs altérés, l'espoir de tendre vers la source — que l'abondance des
sources
avait tari. C'est aussi la transmutation dans l'effort. Ayant, jusqu'ici, tout
fait pour élever son corps, l'ayant porté à chaque pas, c'est maintenant le
corps qui se déverse, chute et entraîne. L'effort change bout pour bout comme un
sablier. Les genoux qui soulevaient vont recevoir. Les jarrets actifs se font
amortisseurs. Les bras nagent dans un équilibre entrecoupé de cascade, et le
regard, précurseur aux bonds de dix lieues, plane et se pose à volonté sur cet
espace. Ceci est peut-être le symbole physique de la joie ? La descente
aurait-elle plus de joie que l'effort à la hauteur, et cette vertu paradoxale de
prolonger ce moment essentiellement bref : le regard par-dessus le col.
Non. La descente est une chute déguisée,
entrecoupée, et sans même la beauté du vertige. La dévalée n'est qu'un emprunt
au saut de chèvre, une glissade raccrochée aux pierres et aux ronces. Descendre
est voisin de déchoir. Et rien ne vaut ce que j'imaginais. Vite, les mouvements
nouveaux, répétés et identiques, deviennent insupportables. Les genoux se font
douloureux, les chevilles tournent et vacillent si je ne crispe la jambe pour
éviter, à chaque pas, le faux pas. Alors, le moindre bout de sentier plat est
reposant, et agréable, et, s'il remonte, fait regretter tous les mérites de
l'effort ascensionnel. Même, si la route n'était point la route, c'est-à-dire
impérieusement tendue vers ce point imaginaire, — hors des monts et des
ravins,
— l'autre but, volontiers je me retournerais vers la hauteur d'où je
dévale pour
escalader à rebours et regagner le col. Le dévers a compensé et mis en valeur
balancée la puissance montante de l'avers, et démontré surtout l'incomparable
harmonie, la plénitude, l'inouï de ce moment fait de contraires, le premier
regard par-dessus le col.
|
9.
LE FLEUVE DISPUTE À LA MONTAGNE d'avoir inspiré tant
de poètes... Le fleuve, bien plus que la montagne, semble posséder son existence
symbolique et sa personnalité. Il est simple, et part d'une source et s'en va
par des détours nombreux très
infailliblement à la mer. C'est du moins ce que pensaient tous les poètes, et
quelques prosateurs moralistes : "Les vertus se perdent dans l'intérêt, comme
les fleuves, etc." Mais mil huit cent seize ans avant cet aphorisme, déjà
périmé, un historien de la Chine prêtait à un ambassadeur cette image : "L'Eau
du Fleuve vénère, et au bout de sa course, va saluer l'Eau de l'Océan. De même
je viens saluer Votre Grandeur, Vaste comme la Mer." Depuis lors, des voyages
plus précis, ou encore des variations dans l'humidité des climats ont montré que
tous les fleuves ne s'en vont pas infailliblement à la mer. Le Tarim est le
drain malheureux d'un bassin clos. Nourri de sources logées dans les hautes
altitudes, il inonde largement des prairies, dans l'Asie centrale, et finit
lamentablement par se perdre dans les sables.
Ceci dit, il faut reconnaître que le fleuve, bien
plus que la mer, est un lieu poétique par excellence. Un poète ne s'improvise
pas un marin ; — lesquels ont déjà leurs habitudes, leur vocabulaire,
leurs
usages
dans les mots, dans les gestes pratiques ou lyriques. Un peintre,
qui happe d'un coup d’œil les manies d'un homme en mouvement, est
souvent bien
ridicule à saisir le gonflement de la peau de la mer, et reste longtemps
impuissant à
voir
dans sa véritable allure, un bateau. Mais le Fleuve,
par son existence fluidique, ordonnée, contenue, donnant l'impression de la
Cause, du Désir, est accessible à tous les amants de la vie. Là-dessus,
l'ignorance marine est pardonnable. Il n'y a plus de houle ni de vents
réguliers, pas de courants plats et bleus, mais un "sens", indépendant des
cardinaux, et, de toute part, des mouvements d'eaux oui tiennent bien plus du
courant et du remous aérien, que de la pulsation formidable, connue, de la
grande Marine.
Le fleuve est plus moral que la mer "informe et
multiforme". On peut même, si l'on vise à son embouchure, lui prêter un "vouloir
vaincre" des montagnes. Quand on le suit, si l'embouchure, comme il en arrive
maintenant, est connue, on est certain d'arriver au but avec lui, d'arriver
paresseusement au but avec lui.
C'est un des points où le Réel et l'Imaginaire ne
s'opposent pas, véritablement, mais s'accordent. — J'ai dit, j'ai senti,
j'ai
sué déjà sur ces mots : que l'ascension trop dure n'allège plus et n'est pas un
envol dans les cieux. Mais, pilotes du Yangs-tseu et Poètes s'accorderont
toujours sur les deux mouvements suivants : la Descente, au fil de l'eau, est un
enchantement paresseux, délicat et bref, parfois périlleux au-delà de tout
effort. — La remontée "à la cordelle", le bateau halé durement par trois
cents
coolies maigres et nus qui piétinent, est un sport, une aventure non moins
reposante pour l'habitant de la jonque, mais d'une image, d'une sensation toute
différente. Qu'on fasse de ses mains l'effort ou non, le sens du fleuve est bien
là : d'abord, l'eau qui mène tout, le femelle abandon de tout son corps à
quelque chose de plus grand que soi, de plus long que soi, dont les secousses ne
se commandent pas mais se subissent. — Et, s'il s'agit de remontée,
la
domination mâle, obstinée, de l'élément
eau
redevenu femme et fluide,
souple et fugitive, et, sur la poitrine et le bateau le bouillonnement des
milliers de petites luttes, sans cesse gagnées.
Le plus extraordinaire des visionnaires marins,
Arthur Rimbaud, dont le
Bateau ivre
n'a pas une défaillance marine, a
néanmoins passé très vite sur le Fleuve. Et pourtant, sans jamais s'être mêlé
aux mariniers du Rhône, sans jamais avoir porté la vareuse et le béret, il a dit
sur les fleuves, le premier mot qui devait être dit : "Impassible."
Comme je descendais des fleuves...
En effet, la première discrétion à garder
pour le Fleuve serait peut-être de ne pas l'affubler de sentiments humains, et
ne pas lui prêter de souffrances inutiles : le Fleuve ne "bat pas" une rive,
mais la lèche en bruissant de joie hydrodynamique ; le Fleuve ne "tend" pas vers
la mer, qu'il ignore, mais à tout instant jouit dans sa descente, qu'il peut
croire éternelle. Le Fleuve pur et de saveur douce serait peut-être bien
malheureux d'apprendre qu'il est destiné à la vaste saumure, à la dissolution
béante dans la mer saumâtre. Et il n'est pas bon de le rendre fier de ses
origines, que le tarissement accidentel d'une source peut changer.
Le Fleuve possède aussi cette qualité lyrique par
excellence, qui est l'expression volubile de soi, et la superbe ignorance de
tout ce qui n'est pas soi. — Le Fleuve se tord et se roule et se pousse
avec un
bruit continu. Le Fleuve méconnaît et nie qu'il y ait d'autres fleuves à côté de
lui, et recevant toutes les eaux qu'il puisse jamais connaître, il peut se
croire unique au centre d'un univers enceint de montagnes. C'est le seul des
grands Éléments naturels qui ne soit jamais opposé ou combattu par ses frères :
les houles se pénètrent et doivent composer leurs mouvements, dans la mer ; il y
a des remous et "des vents" variables dans le Vent.
La Montagne ne se campe jamais, unique à perte de
vue, dans la Plaine. Elle doit lutter d'altitude avec les autres monts qui
l'épaulent et qui se résolvent en pénéplaine. Le Fleuve n'est jamais exposé à se
rencontrer un semblable, ou bien l'un des deux boirait l'autre et serait
longtemps devenu "le seul Fleuve". La communication des bassins ne peut se faire
que par écluses artificielles et sacrilèges contre la pesanteur. C'est ainsi que
le beau et poétique sentiment d'Orgueil prêté aux cours d'eau par des
littérateurs, ne se dément même pas à l'expertise géographique.
Ceci, à peine senti sur la carte, ou bien, devenu
notion colorée sur du papier, se justifie pas à pas sur le terrain, dans
l'effort et dans la joie du corps. C'est pourquoi le franchissement allègre
d'une Passe, dans les Montagnes, le passage d'un Col, n'est pas seulement le
Passage symbolique de la "ligne de Partage". — Quand, remontant le
torrent qui
bruit, s'étrangle, s'épuise dans son bruit, on bascule joyeusement sur cet
autre
versant et qu'on y retrouve
l'eau, le bruit, la descente, c'est véritablement
l'autre
monde, un autre
monde qu'on habite. Le vaste territoire chinois est excellent pour cette
expertise ; et le passage d'un bassin à l'autre est véritablement symbolique
d'un très grand changement. Écrivons posément ceci : que, dans le superbe massif
d'où les grands Cours d'eau chinois se disjoignent, il est un lieu, à peine
large de cent kilomètres, d'où les Fleuves Jaune et Bleu se séparent, l'un
tournant furieusement au nord, vers la Mongolie sibérienne, l'autre se
précipitant vers le sud des tropiques, des banyans, des vallées foisonnantes
d'odeurs vertes dans les sous-bois ; le Jaune ensuite va s'étaler à plat sur la
terre jaune classique de la Chine ancienne, et nourrir et abreuver les chevaux
fougueux et puissants de la Grande Millénaire, et finit dans l'inconnu variable
et sableux ; tantôt dans la mer Jaune, comme lui, parfois dans le golfe du
Tche-li, et c'est comme si le Rhin empruntait un estuaire à l'Aquitaine.
— Le
Bleu est plus fixe, et n'hésite pas à servir de port, au moyen d'une petite
rivière adventice, au Shanghai américain. Si bien qu'on pourrait hésiter sur le
sort d'un bois flottant, qui s'en irait rigoureusement passer dans la Beauté des
anciens âges, ou par le proxénétisme marchand des villes à gros gains, dont le
bonheur, au bout de l'année, se figure par un bilan... Là aussi, le sujet
poétique se confond avec l'hydrographique...
Et, pour l'un et l'autre, le Réel pose sa sanction ;
la barrière ; le moyen critique. — Il faut prévoir et connaître les
cours, à la
Banque ; il faut prévoir et connaître les courants du fleuve pour éviter, ou la
faillite, ou la noyade. Et le Fleuve n'a pas que son cours, que son train
journalier, là où le batelier médiocre et paresseux suffit (et c'est la
meilleure qualité fonctionnaire que d'être quotidien et moyen dans son effort).
Tout change si l'on passe aux crises, aux décisions personnelles et vives à
prendre, aux "Rapides" à descendre, sans boire ni crever sa jonque sur les
roches...
Ici, le fait est à l'égal de l'idée haute que l'on
peut s'en former. On imagine, sur quelques mots, ce qu'est un "rapide" : le lit
étranglé se soulève, forme seuil et goulot plus étroit, à travers quoi le
fleuve, très alenti dessus et dessous, doit passer avec une vitesse
bouillonnante. Un rapide est beau par le profil des gorges et des pentes où, le
plus souvent, il gît. Il y a des éléments paradoxaux : la pente insensible du
fleuve se change en perte de hauteur sensible... on
voit
la déclivité, il
y a, non pas chute, mais un incliné glissant, une surface triangulaire, une
"langue" d'eau vive, polie comme de l'acier, filant à douze nœuds, et
dardant sa
pointe au milieu des remous et tourbillons. Des deux côtés, les contre-courants
remontent en luttant. Là-dedans, là-dessous, des débats dans l'eau sourde
viennent crever à la surface comme des grosses méduses ou des bulles de pétards
énormes : l'eau a pris le fond comme tremplin, et surjaillit en elle-même...
Voilà ce que d'avance on peut espérer sentir au
passage. C'est encore mieux que cela. Il y a tout cela, tous ces mouvements, et
la communication directe des mouvements. Il y
a surtout une fraîcheur au visage, que la construction imaginaire du sport ne
permettait pas de sentir ; la brise naît du calme et se lève tout d'un coup
lorsque l'on passe du recueillement d'amont à la grande accélération emportée de
la "langue". Et c'est un tohu-bohu, un désarroi, un pugilat sans pareil quand
les remous en chandelles, les tourbillons et les girandoles viennent secouer et
"tosser" de leurs coups contradictoires les planches plates du sampan...
Vraiment, on "
n’imaginait
"
pas cela
...
Et cependant, de la notion recueillie, immobile,
apprise, de la
leçon
, on peut, sur le Fleuve, passer à l'expérience vive,
sans déception, ou du moins, la chose, par hasard peut-être, a pu arriver une
fois.
Le rapide du Sin-t'an, qu'il me restait à descendre
sans jamais l'avoir remonté, est triple, et la manœuvre triplement
difficile.
Une première passe, tout près de la rive droite, en eau profonde. À trois cents
mètres dessous, une autre passe, mais toute à gauche. De l'une à l'autre, de
l'eau qui se hâte, non pas en diagonale, mais selon une ligne oblique et
terriblement brisée. juste dessus les roches. D'avance, un vieux pilote chinois
m'explique, promenant un pinceau maladroit sur le plancher de la jonque : "Que
les grosses jonques et les sampans ne peuvent, ici, adopter la même
manœuvre."
Qu'est-ce qui est indispensable : ne pas se laisser porter sur les roches peu
couvertes, où toute l'eau vient tournoyer... Si elles découvrent, rien à
craindre, car alors l'eau brise là-dessus et forme matelas, et d'elle-même
(comme les grands courriers du canal de Suez) elle épouse, tempère la forme de
l'obstacle, et aide à la boire, par son incompressibilité sur l'avant. Mais, en
cette saison, en ce régime, elles ne découvrent pas... Les grosses jonques
doivent alors franchir le premier rapide non pas l'avant en avant, mais sur le
flanc, en se laissant dépaler de travers ; alors elles sont prêtes à faire
"avant" de tous leurs avirons, et ne perdent pas de temps à virer, Elles
utilisent jusqu'au dernier pied l'espace qu'elles ont à courir et se présentent
ainsi, au second rapide, en bonne condition...
— Et les sampans ?
Il parait que les sampans, faits, comme l'indique
leur nom, de trois planches (san-p'an), doivent à leur petitesse de pouvoir
évoluer à temps et ne font pas de manœuvres spéciales.
Or, il s'est fait que le sampan de location adjoint
à la jonque vient de couler non point par accident mais par usure. Il est, sous
couvert de finances, remplacé par un bateau plus solide, officiel et guerrier,
un bateau à cinq planches, un "wou-pan", dont l'équipage, de trois hommes, est
pompeusement vêtu d'uniformes bleus à festons rouges C'est là-dessus qu'il sera
plaisant de descendre le triple rapide compliqué.
Et il se fait encore, brusquement, que le pilote du
wou-pan, profitant de l'accalmie avant le rapide, en faisant griller un peu trop
de la poudre à feux d'artifice dans une
marmite percée comme une écumoire, vient de tout s'envoyer par la figure, et se
tord au fond du bateau, aveuglé, brûlé, décapé à vif, roussi jusqu'au noir, ne
pouvant même pas pleurer...
C'est alors que le rapide se présente, que l'on est
pris déjà dans l'accélération qui précède la langue. On est au point où nulle
machine ne peut plus battre arrière, où il faut passer coûte que coûte, ou
crever ; crever la jonque et se noyer dans l'eau douce, dans l'eau trouble et
sale qui se revomit sans cesse en roulant... Impossible de compter sur les deux
mariniers d'avant : ce sont des gens du haut fleuve, à deux cents lieues de là
—
ils poussent durement l'aviron et savent que leur fonction se résume à cela,
Pour le reste... eh bien, le pilote fait le reste ... Ils ne
savent rien du
reste…
Je dois faire le pilote, puisque je
sais
quelque chose du rapide... Je sais bien (et je me récite la leçon, à
l'état de leçon) que le Sin-t'an se compose de trois rapides... que le premier,
s'il s'agit d'une grosse jonque, se passe en plein sur le flanc, ou l'avant
debout si c’est un sampan. Mais "nous" ne sommes ni jonque ni sampan...
nous
avons "cinq planches", quoi faire ? Prendre "la moyenne" ? Médiocre.
L'attitude des plus grosses ? Grossier. Essayons de faire le sampan. Et je suis
debout sur l'arrière, les deux mains au manche du "sao".
Le "sao", son nom l'indique, balaie le fleuve, et
c'est un admirable instrument. La traduction "godille" est fausse, puisque le
"sao" n'aide pas à la propulsion, mais gouverne. Le mot gouvernail, ou "aviron
de queue", est insuffisant, car il est plus fort, plus équilibré par le caillou
ficelé près du manche, plus long, plus énergique, plus sensible enfin que cet
instrument.
Je suis donc debout, "au sao". Je sais bien, je sens
bien que dès lors, je ne vais rien perdre de tous les mouvements frémissants du
fleuve. La "peau du fleuve" ne frétillera point, le fleuve sous le ventre du
wou-pan ne se musclera point que je n'aie senti avant lui, au friselis léger de
sa peau, tous les mouvements qu'il va faire...
D'un seul coup de sao, dont le bois vibre, j'ai donc
mis le "wou-pan" en plein courant... Le premier rapide m'enlève, me dépasse, et
me jette dans les eaux courantes filant trop droit vers le but que je connais :
les roches découvertes... Je sais qu'il faut tourner en grand sur bâbord... Donc
le sao tout à tribord, et je tire sur le manche, dans le bruit de l'eau, dans
l'élan qui, m'entraînant à droite, emmène le bateau sur la gauche, et la pierre
continue sa course et menace de me jeter à l'eau... jusqu'au coup
dur…C'est
l’amarre du sao qui rappelle, et m'avertit que tout effort ne doit pas
dépasser
sa limite.
Le bateau semble filer en bonne direction. Sans
doute il faut tenir la composante entre la vitesse du fleuve, marquée par le
défilé de la rive, et la vitesse propre du bateau. Il semble que celui-ci gagne
sur l'autre, et, que l'on va gagner sur la pointe... Mais tout d'un coup, tout
s'en vient donner dans des remous, dans
les tourbillons non prévus, dans des mouvements d'eau que le pilote ne m'a
jamais appris. Je ne puis interpeller les deux barquiers d'avant. Ils souquent
du mouvement régulier de la bonne conscience...
Et puis le remous devient extrême : j'hésite... je
donne des coups de sao sans conviction ; je n'ai pas encore le maniement dans
les bras, et, contradictoires, ils s'annulent... J'essaie de me souvenir de la
leçon. Il faut bien, pourtant, doubler ce rocher là-bas. Si je n'y atteins, si
le fleuve qui me porte droit sur lui est plus vif que moi..., nous sommes
dessus, moi, le bateau, le brûlé et les deux mariniers. Ceux-là, pleins de
confiance en le maître Européen, nagent toujours sans hésitation... le fleuve
est plat en apparence, mais la rive défile terriblement vite. Je me souviens
qu'il faut d'abord de la vitesse, pour bien gouverner. — Je crie "vite",
et les
deux bons bougres se cabrent sous l'ordre et font crisser leurs tolets. Ça va
déjà mieux. Mais non. Voilà les remous qui me prennent. Une gifle d'eau sur
l'avant me renvoie vers la droite, et dans le plein tourbillon ; la vitesse ne
sert plus de rien ; et les deux autres qui forcent toujours, comme des fous ou
des gens de bonne foi ! Le bateau fait un tête-à-cul et le panorama brouillé des
gorges rocheuses a changé autour de moi, semble-t-il. J'ai senti en pleine
figure la gifle de l'eau sur la joue du bateau ; et la valse ridicule devient un
vertige des yeux et de la tête où passe le regret cuisant d'avoir tenté ce que
je ne pouvais faire... C'est la danse bien ivre des scrupules et des doutes : il
fallait manœuvrer comme une jonque ! — Sois prudent ! — Il
valait mieux ne pas
passer du tout... Me voilà bien noyé d'avance, j'imagine complaisamment l'état
d'esprit du noyé ! — "On revoit toute sa vie "… des choses
étonnantes... mais je
ne serai pas noyé. Je vais me concasser la tête, sur la roche, qui m'arrive
dessus, à dix nœuds... droit devant, puis de nouveau le tour est complet...
Alors, si pourtant, on pouvait passer ? Les gens sur l'avant sont infatigables
et ne bronchent pas. Ils ont confiance. Ou bien ils ne voient rien... Si l'on
passait... Je suis déjà dans les remous des roches, l'avant droit sur le
caillou, à dix longueurs de la coupure, très loin sur la gauche... Alors, un
dernier espoir, et tout à gauche, en tirant sur le sao.
Non ! je ne sais comment je me suis rué, le poussant
de toutes mes forces, les pieds nus sur le bordé clapotant. J'ai donné un grand
coup de sao qui a fait venir en grand sur la droite, et tout d'un coup très sûr
de moi, j'ai vu le bateau filer à deux doigts des pierres, sauter dans une
volute, se recevoir en vibrant, et nager enfin en eau profonde, ayant passé,
sans savoir lui-même comment, par un chenal intermédiaire, une passe non
reconnue... Les hommes ne se sont pas retournés : je les arrête. Ils s'épongent
dans un repos calme : ils ne savent pas combien nous l'avons échappé belle :
celui-là seul qui geint encore au fond du bateau, pourrait en témoigner, s'il
avait vu !
Mais je reste un long temps sans pouvoir me
l'expliquer à moi-même.
Pourquoi, au lieu de lutter jusqu'au bout selon la leçon apprise, j'ai tout d'un
coup et si fort à propos renversé la barre, paradoxalement, par bravade ? Non.
Je n'ai pas mieux à me répondre que : "par instinct". À ce moment, digne de
l'illumination légendaire du noyé, j'ai "compris" que réciter l'appris était la
mort, qu'il fallait brusquer, inventer, même au prix d'une autre mort. Le
passage était invisible, mais je jure avoir pressenti quelque chose, peut-être
aux mouvements profonds du sao, peut-être à un frémissement incalculable de
l'eau, — qu'il y avait mieux et plus inconnu à faire...
Voici, pris sur le vif, la juxtaposition des deux
Contraires : l'imaginé ou l'enseigné ; et la pierre d'achoppement ou de
naufrage, le Réel. — Entre les deux, non commandé, non ordonné, la Bête
brute de
l'Instinct — sauveteur, souple comme l'eau caressante, avisé comme un
paysan,
matois comme un chat sorti on ne sait de quelles caves ou de quels souterrains,
vient interposer son à propos et son énigme. La leçon est bonne.
Et le fleuve continue son cours. Le brûlé persiste à
geindre, les mariniers reprennent leurs rames, et chantent. Je vis avec
satisfaction.
|
10.
POUR DEVISE, j'ai cherché des mots expressifs, et le
symbole de ce voyage double. J'ai cru les trouver coexistants dans la Science
Chinoise des Cachets, des Fleurons et des Caractères Sigillaires. Précisément
les figures doubles sont nombreuses, — qui pourraient s'appliquer au
double jeu
que je poursuis. — Par exemple, l'enroulement réciproque des deux
virgules du
Tao, l'une blanche, l'autre noire, égales, symétriques, sans que l'une l'emporte
jamais sur l'autre. Le Symbole a déjà beaucoup servi. La traduction commune en
est "Ying et Yang" Femelle et Mâle... et cette opposition et cette pénétration,
qui, disent les classiques du dixième siècle, engendrèrent le monde, sont
également capables de contenir tout ce qu'on veut. Mon voyage et le but de mon
voyage s'enferment et s'envolent là-dedans avec facilité : L'Inventé, c'est le
Blanc-mâle, le souffle aux milliers de couleurs. Le Réel sera le Noir-féminin,
masse de nuit. Le Réel m'a paru toujours très femme. La femme m'a paru toujours
très "Réel". La matière est femme et toute comparaison est possible et sans
restreinte, vague. C'est pourquoi je n'en veux pas. Les autres symboles sont
contradictoires ou modernes. Seuls les Caractères demeurent le fond inépuisable
d'invention traditionnelle. Mais rien ne se trouve déjà dit sur cette expérience
: opposer le Mot et la Chose, pour cette raison que le mot chinois est un signe,
complet en lui-même, existant, réalisant, différent de ce qu'il dit, et déjà
très supérieur à ce qu'il daigne signifier.
Une devise est pourtant indispensable. Plus ferme
que les petits
vouloirs mobiles de mon
petit dieu de voyage, elle doit jalonner la route comme un fanion, planté aux
endroits de conquête plus difficile. Fixée dans ses lignes, elle seule ne doit
pouvoir changer ; mais on peut changer de devise. N'importe, comme jamais le
problème que j'agite ici ne fut plus net qu'en ce moment où je me le repose,
c'est l'instant de le codifier, de prévoir d'autres moments où le moment
vacillera. Alors, plantée plus loin, la sèche devise attirera... Ce pourrait
être une épigraphe ainsi : "Pour savoir..." mais compromis. Ou un titre, un
titre-devise : "Voyage au pays du Réel..." À conserver, mais en sous-titre.
"Caravane spirituelle" serait bien ridicule, et n’est pas une devise.
"Équipée"
est encore un titre, souligné d'ironie, sans préjuger du résultat. —
Expliqué
par d'autres mots, je le garderai sans doute. Mais la trouvaille n'est pas faite
encore ; je ne sais ni la formule ni les signes que je confiera au graveur ; je
ne sais même pas la matière taillée : de jade, de pierre tendre, de cristal ou
de bronze, ou d'agate veinée ; peut-être de marbre... Mais j'en ai choisi les
dimensions et le style.
Ceux du cachet très humble de pierre que je tiens
dans la main, et qui, par jeu, s'applique parfois sur ces pages. Il est carré, à
quatre caractères d'écriture antique reprise sous la voyageuse dynastie mongole
du treizième siècle. Un coin est ébréché, — comme le grand sceau
impérial. Je
l'ai bien en main, malgré le peu de beauté de la pierre, une sorte d'ardoise
noire, quadrangulaire — Mais il m'est déjà familier. Au reste, pourquoi
ne pas
l'accepter comme porte-devise ?
D'abord, je ne sais pas encore ce qu'il veut bien
dire : en déchiffrant mieux je devine une souple et dense image qui n'est point
dans les, allusions classiques, et qui répond à peu près à "POUR ME COMPLAIRE".
— Trop fade pour être inventée, l'image est possible à recevoir ainsi du
hasard.
Car c'est bien du hasard, et du plus bas, que je tiens ce cachet dans la main,
et qui va, je le sens, devenir définitif dans le provisoire de sa pierre
fragile. Ce cachet ne m'a pas été donné en gage d'amitié par un prince des
Bannières, ni par le duc au casque de fer, ni par un Eunuque voleur du palais ;
— je l'ai seulement acheté cinquante sapèques, je ne sais plus quand, à un
coolie marchand de débris étalés sur la route. Ce qu'il exprime n'est ni fier,
ni beau, ni prometteur, mais, tout, son origine, sa révélation brusque, la
souplesse de son dict est une leçon d'ironique à-propos.
|
11.
QUANT AU RÉEL, il triomphe avec brutalité. Le coup
de plongée a réussi. J'ai brutalement étranglé ma peur du réel. Je m'en suis
allé au-delà. Le foulement perpétuel de la boue grasse, élastique et
nourrissante ; les constantes réactions grossières et quadrupèdes du cheval...
la vie
diurne sur le pays ; la vie
nocturne aussitôt assourdie de sommeils, recevant le coup de masse consciencieux
du bourgeois qui s'en est allé, par hygiène, "voir des femmes". — Ce sont
de
lourds sommeils musculaires, d'un lourd horizontal, — et qui n'en demande
pas
plus. Les réveils nets sont directs et lucides, mais non pas "extra-lucides",
mais non pas pénétrants... J'embrasse d'un seul coup tout ce qu'il faut faire
aujourd'hui qui n'est que l’en-demain répété de cette veille bien
acquise...
Ceci tue l'Imaginaire rétif, au lieu de s'opposer tout simplement à lui.
Certes la constatation est imprévue. À bien y
réfléchir, j'aurais cru à des débats plus prolongés, à des atermoiements, des
ruses, ou de tragiques chocs... Rien, ou si peu tout d'abord, et maintenant plus
rien. Si je relis des mots anticipés : "lointains" et "désirs de conquête",
"beauté du choc entre l'esprit et la terre"... Le plus grand nombre de ces mots
ne m'évoquent plus rien du tout. Il n'y a pas de réponse à l'appel. Il n'y a pas
de communication. Les mêmes mots, il faut les repenser, les mûrir, les adapter à
mes très grossiers besoins quotidiens...
Non ! — et c'est interloquant — le Réel mijoté
d'avance ne s'oppose pas à l'irréel comme un gros lutteur au maître en lutte
japonaise ; — il existe, tout simplement, et on le subit. Jeté à l'eau
comme je
l'ai fait, et sans cesse nageant entre deux eaux, je ne cherche plus les grandes
bouffées du vent tourbillonnant. C'est un sport équilibré d'aquarium. Je me
souviens encore, par habitude, de la nécessité, disait-on, de l’irréel, du
non-vrai, du lointain... Mais je continue mes brassées régulières, sans anxiété,
sans asphyxie. C'était donc cela, le Réel ! Imaginer est bien plus plein
d'angoisse que faire. Si tu as peur de la chute, jette-toi. Si tu crains l'eau,
mouille-toi bien... Gribouille et Prud'homme, en le bon gros gélatineux Sens
Commun sont maîtres incontestés ici.
L'accomplissement n'a pas donné l'ivresse forte
imaginée, mais le constat : c'est
cela
. — C'est
fait
. Ce
n'était donc que cela ; et l'on reste étourdi du limité, bien vite repu,
satisfait
! Et l'on ne demande pas plus. On s'ébat avec de bons gestes
d'otaries dans le bassin. — Les moindres gestes éclaboussent : tant mieux
: pan
! dans la flaque sale ; la boue est une coque, une armure, une défense, un
vêtement Les souliers se trouent ? On marche plus librement à travers... La
rêverie longue est antagoniste de cet effort ; on donne l'effort, en pensant à
autre chose, à n'importe quoi... Si le livre qui s'ouvrait autrefois de lui-même
insiste et parait déplacé, on ferme le livre...
Et les mouvements deviennent gros. Et l'on n'est
plus sensible à tout ce qui dansait autrefois. Et l'on s'attache avec ses mains
et sa bouche au concret : au chemin fait, à celui qui reste à faire, au sommeil
empuanti d'odeurs humaines, à ce que l'on mangera, à la quantité qu'on mangera,
— la nuance est méprisée ; la notion pleine du geste, voilà ce qui sert,
où l'on
se vautre...
Au reste, simple défense sans doute. Obligé de
compter avec la "mère nature et C
ie",
on feint d'obéir à ses principes... On devient tour à
tour peuple, ouvrier, paysan ; du cheval, on descendrait volontiers à la mule,
de la mule à l'âne, comme plus sûr ; et de l'âne plus bas encore dans la
grossièreté paresseuse : de l'âne porteur, à l'homme de bât.
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12.
DE LA SANDALE ET DU BÂTON , je ne dirai rien qui
n'ait été senti autrefois, — mais que l'on oublie, et qui tombe. Ces
apanages
obligatoires du marcheur ont perdu leur utilité concrète et sont devenus des
symboles ; — des ex-voto du réel accrochés en les cryptes d’un
imaginaire
désuet. — ils font partie des accessoires du langage. Ils ne vivent plus.
Ils
n'ont pas la vigueur élastique, allante... Ils appellent derrière eux les
fourgons attelés des mots voyageurs et errants : des chemineaux, des pèlerins,
des mendiants et des ermites... Ces mots ne sont plus que des défroques, ou des
objets familiers seulement — à la vieillesse qui, si peu noble, est
souvent si sale et si pauvre. Je voudrais leur rendre un peu de leur jeunesse
élastique d'autrefois, un peu de leur en-allée ailée ; — car mieux que
des ailes
au talon de Mercure, la Sandale rend souple et légère la cheville, et le Bâton
divise allègrement le poids.
Le Bâton doit être haut, léger et nerveux. Non pas
souple comme un arc, mais sec et rigide. Trop lourd, il encombre ; trop léger,
il s'émiette comme une moelle, et l'appuiement n'a pas confiance. Il doit se
saisir de haut pour que le bras s'y accroche et se tende sans effort. pour que,
précédant l'ascension du corps, le flanc vienne appuyer son hanché, son tour de
rein. Il sert, étançonne et appuie beaucoup plus qu'on ne croirait. C'est lui
pourtant l'auteur de ces poses "bibliques" ou de ces octogénaires drapés dont
les peintres ont coutume sur la foi de modèles peu accoutumés à la marche... Et
pourtant, telle est la noble tradition du bâton, que, loin de dénigrer ces poses
picturales, maintenant formulées en calques par l'école, on se surprend à les
épouser, à les calquer à son tour, malgré soi, dans sa musculature.
Quand on monte, le Bâton vous précède d'un degré, —
il prépare, il devance, il tâte le terrain. Il prend appui un peu plus haut que
soi. Il fait conquête de la hauteur un peu plus vite que le corps qui le suit.
Sa foulée a déjà dominé la marche que l'on monte, où il vous attire et vous
tire. Si c'est en plaine, il va de sa grande cadence, d'un pas exactement double
de l'humain, il balance avec ampleur l'avancée. On comprend et l'on sent, à
marcher ainsi, conquérant la longueur qui traîne, — on comprend de quelle
allure
corporelle doivent avancer les Puissants. Ce n'est pas en vain que
l’Évêque
s'appuie sur la crosse, et la fait, tous les deux pas, sonner ; — ce
n'est pas
sans raison d'équilibre qu'elle se recourbe en avant et se charge de pierres et
d'émaux... Le balancé de cette marche,
rituelle, est la
transcription splendide et périmée de celle des princes pasteurs, dans les
pâturages anciens. Mais il ne faut pas, que sur la pierre, on entende sonner le
fer, ou le bronze, ou l'or ou le métal. — Le Bâton est un bâton de bois,
et doit
l'être, et rien de plus. Comme l'homme, un fait de chair et de salive, et de
sang du cœur, et d'os et de peau douce, et de pensée humaine, et de tous
les
pensers humains, et rien de plus.
Surtout, il ne faut pas que le bois du bâton soit
fibreux, et chargé d'éclisses, ou il blesse sournoisement la main qui le tient.
La Sandale est, pour la plante du pied et tout le
poids du corps, l'auxiliaire que le Bâton fait à la paume et au balancé des
reins. C'est la seule chaussure du marcheur en terrain libre. C'est le résumé de
la chaussure : l’interposé entre le sol de la terre et le corps pesant et
vivant. — Symbolique autant que le Bâton, elle est plus sensuelle que lui
;
moins ascétique. Mesureuse de l'espace, comme un "pied" mis bout à bout de
lui-même ; — grâce à elle, le pied ne souffre pas, et pourtant fait
l'expertise
délicate du terrain. Grâce à elle, à l'encontre de toute autre chaussure, le
pied s'épand et s’étire, et divise bien ses orteils. Le gros travaille
séparément, les autres s'écarquillent en éventail. Le talon suit plus légèrement
la cheville. On pressent que le terrain va glisser, on résiste. On sait
d'avance, juste le temps d'un bond sur le côté, que la roche roule ou résiste...
Nouer et dénouer le cordon des sandales est un geste
qu'il faut faire avec soin. Le serrage est un geste délicat ; il faut avoir les
doigts justes pour ne pas en dix foulées se blesser ou perdre sa chaussure... Et
la plus véritable des sandales est celle-ci : une semelle de paille épaisse,
bien feutrée par-dessous, et la liette large qui passe de Panse du gros orteil,
resserre et tend le réseau sur le dos du pied.
Suspendre ses sandales n’est point un geste que l'on
fasse ici. Comme tout en Chine d'aujourd'hui, la matière en est précaire et
s'use avant deux ou trois étapes... Et d'ailleurs, pour donner attention à cet
objet, il faut faire partie du peuple marchand du Sseu-tch'ouan, mieux encore :
du peuple porteur, des millions d'hommes de bât dans la même province. L'homme
riche ignore la sandale et méprise la marche. L'homme riche, bourgeoisement,
s'en va-t-en chaise. Mais le coolie, comprimé sous une charge sur le dos qui
dépasse deux cents livres, en pays de montagnes et d'escaliers perpétuels, en
étapes qui font plus de deux semaines à six lieues effroyables par jour, le
coolie tient plus à ses sandales qu'à ses pieds ou aux tumeurs de sa nuque. Des
voyageurs se sont extasiés sur le fait — qu'ils n'ont jamais vu —
de porteurs
tombés sous le fardeau, sur la route, mourant là. — Je n'ai jamais vu de
cadavres de la sorte. Mais toute cette altière et hautaine route de l'abord de
la Chine Occidentale vers le Tibet est mosaïquée de semelles écrasées, de
sandales mortes, dans la boue, le froid ou le soleil, — Et rien n'est plus
lamentable que ces pas immobiles, pourrissant là.
Mais, que, passant, on se sent allégé de les bien sentir à ses deux pieds !
C'est le contact ; la sensation tactile ; la prise
de possession du terrain, répétée. — Chaque pas est marqué de chaque
foulée du
visage dans un air à chaque instant souffleté de nouveau par ma face...
Exprimant ceci que j'ai senti, je note avec
attention le plus étonnant : de me trouver, au soir de ce jour, parti d'un point
éloigné de dix lieues arrivé ici, où j'écris, par le seul balancé de mes deux
pieds sensibles...
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13.
DANS LE GROS TORRENT, LE BAIN est toute une aventure non prévue ; un sport vif et frais de toute la peau, qui n'a pas appris à se sentir, certes, dans toutes les représentations esthétiques du nu. La littérature et la musique sont peu instructives à cet égard, et ne sont pas en cause ici. Les peintres seuls ont abusé du bain, et se servent couramment du nu avec une candeur ridicule. On ne peut être nu comme à souhait. On ne peut, sans déconvenues ni découvertes, les unes comme les autres, étonnantes, s'allonger tout d'un coup dans l'eau vivante du torrent. - D'abord, bien plus que la mer informe, l'eau courante, fuyante, furieuse et cascadante, a sa personnalité, sa pudeur, son étreinte, - véritablement son corps à corps. Le bain dans la mer ne fait point participer à l'infini des mers, et nulle marée Atlantique n'est perçue comme un halètement, si ce n'est par la plume sèche du poète terrien. Mais on vit de l'essor du torrent puisque l'on s'oppose à sa course. Et que le premier geste, en entrant dans le bain, dans le gros torrent, est d'avoir à s'opposer de toutes forces à lui.
C'est la première des surprises. On est puissamment bousculé. Aussitôt les pieds heurtés aux roches ou piqués de gravats font mal. Quand, enfin, l'on a retrouvé son assiette, on peut goûter la saveur sans cesse à l'indéfini renouvelée, de l'eau, sur les pores de la peau. - A l'encontre du sens un peu trop alimentaire du goût, que l'on ne peut ni ralentir ni retenir, et qui n'est pas réversible, et qui dépend si goulûment de la plénitude d'une poche ! la peau est un admirable organe étendu, mince et subtil ; et le seul qui puisse, pour ainsi dire, jouir de son organe jumeau : d'autres peaux, d'un grain égal ou différent, d'une tactilité, d'un dépoli sensible... Le regard seul a cet immédiat dans la réponse..., mais voir est si différent d'être vu ; cependant que toucher est le même geste qu'être touché... Et cependant les poètes et grands imaginaires, si féconds en échanges d'âmes à travers les prunelles, à travers des mots et la voix, à travers des moments spasmodiques si grossièrement réglés par la physiologie, - les poètes ont peu chanté l'immédiat et le charme et la jouissance de la peau.
C'est tout d'abord ce que la plongée au creux, au lit du grand torrent, révèle. Dès qu'on a retrouvé son assiette, on est étourdi, frotté, décapé, attaqué sur toutes les coutures. Le corps à corps avec toute l'eau descendue est complet et presque sans aides : la pesanteur, si cuisante dans la chute vraie, si vertigineuse au bas-ventre durant l'imaginaire de la chute -, la pesanteur n'existe presque plus, et le bon sol solide très habituel, père de l'immobilité, n'est ici représenté que par ces ronds et gros galets moussus, qu'on sent prêts à entrer en danse eux-mêmes, à se rouler dans l'eau, à fuir ; - et, pour comble, recouverts d'une peau verte, veloutée, fuyante et glissante aussi, sur laquelle on a moins de prises que sur l'eau...
L'eau heurte durement, lutte constante. Peu à peu la fatigue vient, avec le froid... le froid surprend, saisit et stupéfie. Sortant de ce grand et dur été aérien, de cet air enclavé de montagnes, chauffé, tout stagnant dans ses cuvettes d'où il monte en bouffées verticales, mais sans pouvoir s'animer jusqu'au vent traversier, - l'on ne croyait plus qu'il fut possible d'avoir froid, et l'on soupirait vers la fraîcheur irréelle... Le froid est tombé en ouragan fluide et divisé. Le froid avec le bruit éclaboussant. Avec la poussée continue ; et l'on sait d'où il vient : toutes les eaux, depuis deux mois de marche, coulent du Tibet, tout poche, et s'en vont à la mer, à plus de mille lieues... C'est l'haleine dure, le vent des cimes, la cascade du Tibet...
Grelottant, l'on sort du bain. Tout d'un coup repris par l'air tiède, puis chaud ; étonné de l'immobile serre qui vous reprend, où, de nouveau, il faut faire aller ses muscles massés et alanguis d'eau froide, et des baisers de l'eau renouvelée qui lave elle-même son baiser.
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14.
LA GRANDE VILLE AU BOUT DU MONDE, je l'imaginais
ainsi : populeuse, peuplée, mais non populacière ; ni trop ordonnée, ni trop
compliquée ; les rues dallées à plat, peu larges, mais non pas étroites,
— où
les maisons de vente offrent et dégorgent sur les passants les cellules
profondes de leurs magasins riches ; où les toits, cornus, comme il sied, depuis
la classique tradition de ces deux mille années, ne sont pas des toits
biscornus, — et pourtant, accrochent le regard et l'envoient baller dans
le
profond du Ciel chinois, du Ciel magistral, le Régulateur et l'Ancêtre. Cette
ville, je la rêvais d'avance comme un compromis réussi, entre le ciel, la terre,
la campagne et l'homme ; et aussi comme un juste milieu entre l'Impériale Cité
du Nord, Péking aux larges avenues préparées pour les cortèges, et Canton,
Capitale du négoce fourmillier [sic] dans le sud, si étroit, si parcimonieux de
son espace que les chaises un peu somptueuses en sont réduites, dans les boyaux
étroits, à passer l'une par-dessus l'autre… — Enfin, comme cette
Ville est la
Principale de celles qui s'avancent vers le
Tibet, et s'opposent à lui,
j'espérais y voir un reflet du Tibet, mis au pillage, et les débris de ses
hordes... Enfin la Ville chinoise, ni mandchoue, ni côtière, ni sauvage dans ses
tributaires à peine assimilés, du sud. Je m'attendais bien à cela. Je désirais
si fortement cela, au bout de quatre mois de route ; — et je trouve, au
bout de
quatre mois de route :
Une ville populeuse, peuplée, mais non populacière.
Ni trop ordonnée, ni trop compliquée. Les rues, dallées de ce large grès
velouté, gris-violet, doux au fer des sabots et aux semelles ; des rues que
l'échange des pas remplit, et pourtant où l'on peut trotter à l'aise à grande
allure ; où les riches maisons de vente dégorgent incessamment les soies et les
couleurs et les odeurs... même inattendues, des chaussures, minutieusement
cousues, relèvent leur poulaine courte. Des jambons arrondissent leur fesse
luisante ; des cordes de tabac et leur note grave ; des œufs rouges, d'une
garance effroyable, des œufs peints, sont moins riches que la lueur ambrée
et le
verdâtre des œufs conservés, épluchés, leurs voisins. Ces délicats bijoux
de
plumes bleu turquoise, niellés d'argent ; des cuirs tannés, et des cuirs vivant
encore ; des ceintures anciennes et ces cartouchières neuves... Voici des calots
de soie mauve, et des coupons empilés, colonnes denses de soie, de soie dure,
vendue au poids de soie, sous les teintures gris de pigeon, les verts de Chine,
les grenats. Puis, des écheveaux affadis du rouge au blanc, laissant glisser le
son comme une corde de luth dont on dévisse la clef. Ces denrées, ces matières
papillotantes à l'extrême, encastrées méticuleusement dans chaque échoppe ou
magasin, dont le cadre est fait de ceci : un beau noir et or. Les poteaux laqués
du beau vernis brun sombre à luisants noirs et reflets roux, la laque de
Tch'eng-tou, et non d'ailleurs...
Suivre ces rues presque couvertes, où les couleurs
sont contenues et ramenées par l'air papillotant, est un long couloir enfermé et
où l'on a les coudes à l'aise. Moins ouverte à tous les vents qui d'ailleurs
soufflent si peu au Sseu-tch'ouan, moins fermée que le boyau fécal de Canton, la
rue à Tch'eng-tou est toute décorée des plus altières et profondes couleurs : or
vieilli sur laque noire. Noir est trop dur pour ce que je veux fixer ici. Ce
noir apparent est en réalité un brun roussâtre profond et chaud dans lequel
s'enfonce et luit le vieil or dynastique. Cependant, ceci n'est point impérial
comme Péking, et ceci n'est pas mercanti. Mais toute la puissance Provinciale
éclate et joue dans ces richesses et ces couleurs. Comme le Sseu-tch'ouan bien
peuplé est la plus féconde en hommes dans les dix-huit provinces de l'Empire, de
même sa Capitale est l'abri de ses maîtres et corporants, et le plus valable
antagoniste de ce qui, étranger à Péking, s'oppose à la Capitale...
Et, par rafale, c'est aussi la reine du pillage et
des échanges entre le Tibet tributaire et la grosse impératrice chinoise. Quand
le Tibet indompté est sage et condescend à traiter et à vendre, c'est là que ses
denrées passent et trafiquent — mais l'échange est mesuré et mesquin.
Quand le Tibet se révolte et tue les envoyés de Chine, puis est puni et
massacré, c'est encore à Tch'eng-tou que reviennent se disperser et se vendre
les trophées chauds et embaumés d'encens des temples de lamas et des Gûms.
Alors, pendant quelques mois, la ville trafique des turquoises en pavé, en
cailloux, en bijoux et en poussière ; il traîne dans les rues des peintures
sombres et farouches, où parmi des auréoles de bleu vif, sur un fond rouge,
d'épouvantables et féconds dieux membrés, pénètrent des parèdres ravies et
renversées, en agitant dix bras et cent doigts devinés dans la nuit d'un fond de
fumée ; ce sont les peintures Tibétaines. D'admirables et somptueuses loques
pendent aussi aux mains des soldats. Ils sont heureux de troquer pour du cuivre
ce qu'ils rapportent au prix d'épouvantables soifs, et de faims où le cuir des
harnais était depuis longtemps digéré, et de froids dans lesquels la neige pure
était un réconfort. Ils abandonnent aussi des objets dont ils ne. savent pas
l'usage, et d'autres dont ils se moquent : des crânes sertis de cuivre doré, et
qui enfermèrent de très pieuses pensées ; des crânes maintenant, où l'on boit...
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15.
LE LONG SÉJOUR IMMOBILE, l'escale grise et que
j'imaginais rembourrée d'un or bien cotonneux, chaud après le froid, moelleux
après l'âpre et l'aigre... C’est, de toutes, la plus désolante déception
; la
seule complète. S'arrêter quand on sait qu'il faudra repartir ; déballer ses
coffres dans le provisoire afin de laisser souffler les chevaux ; perdre
l'impulsion quotidienne de la route, qui finit par être nécessaire autant que le
flot et le jusant aux vers ambulants de la plage... Ceci est un désappointement
qui noie sous une grande fatigue, d'autant plus lourde qu'elle naît dans le
repos.
C'est ainsi, que le fleuve charrieur, tant qu’il est
maintenu entre deux hautes berges, ayant fait sa route à travers les gorges,
arrivant à l'embouchure, s'alentit, s'alourdit, s'évase et s'envase. Alors, dans
les eaux largement immobiles, les troubles alourdis par le repos descendent au
fond, avec leur bon goût de terre, leurs gravats et les relents qu'ils charrient
; avec leurs paillettes aux cillements d'or ; les troubles déposent,
enrichissant les hauts-fonds sans profit. C'est alors que le fleuve se purifie,
semble-t-il. Non. Le fleuve est mort, s'étant vomi dans la vaste saumure.
Ainsi, le torrent des heures du voyage quand il
dévale et, débouche, très alenti, à l'escale longue (et qui n'est pas le but)
s'amortit et se disperse dans l'ennui. Il se clarifie et s'épure. Il s'aveulit.
Ne pas repartir demain ? Ce soir, ne pas avoir fait de route ? La journée est
opaque et embuée, grise et vide, — perdue. Ne pas sentir dans les reins
ce poids
mensurable
de cent li parcourus avec
entrain ! Ce n'est plus la fatigue achetée au jeu des muscles, mais l'illusion
quotidienne, un accablement sans cause et sans vigueur, qui ne permet aucun
espoir de sommeil et n'espère aucun réveil.
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16.
UNE CHAIR GLORIEUSE ! un corps d'élu ! une relique
non dépecée, le chef-d’œuvre frais du martyre ; la conquête de
l'esprit sur tout
le grossier Temporel ; la figure, sous face humaine, de ce qui, vivant, a vaincu
la mort et toutes ses suites ; la défroque d'une âme déchaussée, démembrée
dépouillée, dépulpée, libre et purement âme ; ce qui reste, le témoin de la
Lutte : le manteau fait de sang et de muscles, ironique otage, méprisable laissé
pour compte aux bourreaux, et sur lequel ils ont dansé bestialement, croyant
ainsi venger le César, ou détruire l'hérésie, cependant que le souffle
désincarné dans son grand essor parabolique revient tourner sur la dépouille
dont il rit. Et pourtant, qu'elle apparut belle, dans les œuvres peintes ou
lyriques, habillée de mots plus célestes que le bleu Angelico. Des musiques ont
chanté plus haut et plus fort que les martyrs. Si on en parle, c'est afin
d'exprimer l'allégement, l'évasion... Le mot seul de martyr détache une
symphonie bruissante de harpes et d'ailes, de rayons, de flammes et de pleurs
presque amoureux. Et si d'en haut on revient à la terre, un corps tombé au bon
combat ne peut pas s'imaginer d’une autre manière que celle-ci : si c'est
un
homme, qu'il soit nu du crâne à la ceinture, des orteils aux genoux, fort et
musclé, — le renoncement au corps ne fat que plus méritoire, — et
alors, couvert
de rouges plaies — dans sa chair encore palpitante, le sang fume
comme un
encens fume. Les bourreaux qui l'ont éventré, écorcé, brûlé, divisé, tenaillé,
énervé dans tous les replis douloureux, n'ont pas égratigné la peau sereine du
visage, beau et fort. Ou bien, si les privations historiques ont été longues, si
le Saint a longtemps résisté sous terre dans la faim, et dans l'ombre pleine de
tentations plus cuisantes que le gril, on consent qu'il paraisse blême, maigre,
jaune-extatique, déformé, et sec à la vie humaine. — Une Sainte doit être
préservée, et toujours avant tout elle sera belle. On accepte qu'elle ait été
mère, mais non déformée. On l’honore dans sa beauté terrestre, image de sa
splendeur dans les cieux. Sur ce corps miraculé les pires outrages, volontiers
décrits, laissent peu de traces peintes. Dépouillée, souillée, on ne la voit
plus que rajustée, les bras à peine nus, défendant le cœur passionné pour
l'Époux-Unique. Les cheveux fouillés dans la luxure ont repris leur attache,
leur grâce ; — et d'invisibles mains de sœurs déjà célestes ont tout
réparé du
spectacle abominable que serait le même corps, profané par les mêmes violences,
mais que le but ne sanctifierait pas.
Car
du principe où le corps est jugé glorieux, toutes les habitudes naturelles
s'arrêtent pour lui : comme l'âme est insaisissable avec les brutales mains à
cinq doigts de la vie et non divisible par le sabre, le corps échappe à la
décomposition. Il participe déjà à l'essence de ces chairs vraiment glorieuses :
corps d'Élus après le Dernier Jugement ; corps pénétrants, filtrants, fluents...
Et d'ailleurs, des fidèles, des amis, des parents — jaloux du triomphe
—
viennent précocement inhumer le cadavre, et parfois, par conviction sans doute
insuffisante, sans attendre la preuve pourrie, la "tache verte" sur le ventre,
—
l'embaument.
Mille ans plus tard, quand trois miracles révolus
auront proclamé la sainteté, l'on ouvrira la chambre sèche, et l'on s'étonnera,
ou bien de la conservation, ou du poli jaune des os que l'on se partagera de
reliquaires en reliquaires. L'on gardera aussi les cheveux, matière impérissable
; et les dents, et les rognures d'ongles trop négligées durant la vie. Et dans
tout cela, rien de déplacé, ni déplaisant, ni répugnant. Mais une grande envolée
réconfortante : un allégement, dans les mots, dans les couleurs et les formes,
dans l'esprit et dans le cœur, tout se distille en ce léger et enivrant
parfum
de sainteté... Voilà ce qu'il est décent d'imaginer au seul prononcé de ces mots
: Martyrologe, Martyrisé, Martyr et Sainte Relique... Un corps élu ; une chair
glorieuse.
Mais voici ce que j'ai vu : une charogne. Glorieuse,
oui, et je le sais ; mais avant tout, et pour toujours : une charogne. C'est
ici, au confin de la Chine et du Tibet, que je l'ai regardée, reconnue, touchée.
Sous un hangar, un cercueil chinois fort étriqué,
misérablement économe de son bois. Un jeune missionnaire chargé des cérémonies,
et très affairé, papillonne autour d'un prélat, évêque d'Héracléopolis,
in
partibus infidelium
. L'un et l'autre semblent fort préoccupés de l'odeur. Le
cadavre est vieux de vingt-deux jours ; vingt-deux jours de route chaude depuis
l'embuscade où les lamas Tibétains l'ont fusillé mécaniquement, puis amputé,
lacéré, trépigné, meurtri. Il faut lutter contre l'odeur qu'on ne sent pas
encore, mais qu'on redoute. On cherche des produits chinois, un peu païens : les
bâtonnets à la crotte de chameau, mêlée d'encens et dont les bouddhistes font
usage. On en achète au coin de la rue. On les fiche partout : dans les ais
disjoints du cercueil, dans les fentes des poutres du hangar... on en offre aux
assistants ; on racle aussi des copeaux de santal, qu'on s'efforce d'allumer ;
on songe à faire flamber le puant alcool chinois, et l'on remue le dispensaire
et ses fonds de flacons désinfectants. Seuls les bâtonnets rougeoient bien, et
encensent l'air gris, immobile. On se risque à ouvrir le cercueil.
Sans suaire, sauf un mauvais drap suintant, sur la
face, le corps est vêtu, trop vêtu, trop naturellement recouvert de ses vrais
vêtements d'humain vivant ; la sorte de robe-soutane chinoise, ballonnée au
ventre, étriquée aux épaules que le cercueil trop étroit ratatine, — les
coudes
gênés, serrés en avant ; — un qui fut un homme étouffe là, ayant voyagé
vingt et un jours dans cette
boîte, avec ses mouches vertes, sous le soleil bourdonnant d'éclosions...
C'est un martyr. Le cas est indiscutable. Si j'avais
à le plaider en cour de Rome, je ferais voir le bon droit du confesseur : non
seulement le Père était en tournée pastorale, et ce n'est pas jeu de brigands,
mais vengeance : le coup ne peut s'expliquer autrement que par volonté d'un
Lama, d'un diabolique suppôt de cette religion caricature des gestes romains
liturgiques, et qui n'ignore ni l'eau consacrée, ni les cloches, ni les
pèlerinages, ni les oraisons jaculatoires remetteuses de sept ans et de sept
quarantaines. — Un satanique concurrent, un échappé d'enfer, armé par la
permission divine d'un excellent Mauser importé d'Allemagne par la frontière
himalayenne, a fait le coup... ressentiment prémédité du Lama, contre qui le
Père volait des âmes, les arrachant aux sectes jaunes pour les "donner à Jésus".
Le martyre est donc indiscutable. Et malgré la répugnance du spectacle, les
glaires, le ballonnement et les taches, on peut croire à une spiritualité
légère, victorieuse de tout ceci...
Peut-être quelque prière d'une voix vivante, pour
rejoindre l'âme, l'appeler, l'évoquer... Peut-être un peu d'eau lustrale, bénite
sous les mots romains pour laver, pour décoller l'étoffe grise et jaune du
visage...
D'une main de femme au-dessus de la bière, d'une
longue manche blanche, tombent en effet des gouttes sur l'étoffe, sur le
cœur...
et une abominable odeur se répand : toute la sale et puante pharmacopée se
déverse sur le cadavre... Toujours afin de tuer l'odeur du saint, une religieuse
l'inonde d'un vieux flacon de phénol.
Et l'on peut découvrir la face. Non plus la face ;
il n'y en a plus ; ce qui fut le visage est, non pas pourri, mais noir et sec.
Tout s'est rétréci sur les os. La tête est rentrée dans le cou, le cou dans le
tronc ; la petite figure de momie encore humide rit abominablement "en dedans".
Quelques cheveux gras ; des poils de barbe rousse, européenne. Le crâne est
presque vide, vert et liquéfié. Les mains qui ne sont pas jointes, ni résignées,
tordent leurs doigts noirs et secs. On se penche : la tempe gauche, trouée
largement, témoigne que la mort fut brève, qu'il n'y eut pas de souffrance. On
se félicite que celui-ci admis à l'ineffable sacrifice de soi n'ait pas eu le
temps d'en goûter consciemment, dans sa force, la splendeur. Ayant vu ce trou,
et reconnu que la barbe jaune ne pouvait être chinoise, ayant fait ce constat
policier, il semble que tout est bien ainsi, et l'on va se retirer, poliment,
mais vite, comme les parents éloignés...
Mais cela pourrait "sentir" encore cette nuit : des
coolies et des enfants, accourus à ce curieux spectacle d'un squelette
d'Européen, s'emploient à piler dans des auges des racines d'
assa
foetida
. On hésite. On s'en va. Rien ne montera dans l'air... Rien
n'appelle un peu d'esprit... Les bâtonnets fumants, l'odeur païenne s'absorbe et
s'éteint. On recloue la bière. On lui tourne le dos. L'air gris est immobile et
pesant. Que penser... que penser : pas une prière, pas un geste.
Le
mort glorieux n'est qu'un mort, total dans sa putréfaction. L'âme est morte.
Rien ne s'est manifesté. Le confesseur n'a rien avoué de sa bouche déformée ; ne
nous a rien appris, sinon par son crâne creux, ses yeux pourris : le triomphe
cadavérique de la mort, de la chair sur l'esprit, — rien, sinon le prix
même de
la durée temporelle, de l'être, du voir, du sentir et du penser. Plus fort que
les ignobles baumes médicaux montait le parfum de la vie.
La chose finie, l’Évêque a poliment remercié
l'honorable assistance, et, inquiet sur les haut-le-cœur possibles, s'est
détourné sur le pas de sa porte... engageant, simple et paternel...
— Eh ! messieurs, un petit verre de vin de
messe, pour combattre les "miasmes" ?
Refusé.
|
17.
L'HOMME DE BÂT n'est pas ce coolie de bonne ou
mauvaise volonté, muni de jambes et de bras et qui s'offre partout en Chine à
soulever des poids, pour un peu d'argent, de cuivre ou de riz. Il n'est pas
donné à tout homme, même solide, d'être un bon porteur. — Le portage est
une
science, une tradition, un sport, une profession, une ascèse. Tout homme peut
devenir un grand fonctionnaire de l'Empire, mais le porteur naît porteur et ne
s’improvise point par un titre.
Le portage exige en effet la réunion des qualités
que voici : la force, l'adresse, — une connaissance de l'équilibre ; une
attention continuelle au terrain ; une peau solide et peu sensible au frottement
; une certaine honnêteté corporative ; de bons poumons ; une gaieté réservée ;
et l'art d'arrimer au mieux du poids les fardeaux en mouvement. Tout animal de
somme peut avoir jusqu'à certains points ces qualités diverses. Mais une autre
échelle et une autre hiérarchie est donnée par les différents apparaux, par les
divers mécanismes, par le lien choisi, intermédiaire entre le poids et le
porteur, — et s'il est seul ou s'ils sont plusieurs à porter le même
poids.
L'homme peut simplement porter sur son dos par
l'entremise d'une hotte.
Il peut confier à un bambou flexible le soin de
balancer deux paquets suspendus et d'amortir ainsi les ressauts de la marche.
Le bambou enfin peut reposer à longue distance sur
deux ou plusieurs épaules, et suspendre sa charge au milieu.
Le premier moyen est simple, formidable et grossier.
La hotte, reposant sur un coussinet de bourre, peut supporter un poids énorme :
douze ballots de thé comprimé, de vingt livres chacun, soit : deux cent quarante
livres sur les reins, les genoux, les chevilles et les plantes. Ou
bien trois marmites de
fonte, ou bien deux ais épais de bois de cercueil... Cela qui fait un gros
bipède de stature effrayante va lentement, trop lentement au gré de celui qui
veut le dépasser, encombre les sentiers de montagnes, mais arrive à tout
escalader, marches et pentes où l'homme seul glisse et dévale, et qui plus est
arrive à descendre sans rouler au bas. Quand cela s'arrête, on voit la pyramide
sortir un bâton fourchu et asseoir un instant, sur cette troisième jambe, le
fardeau colossal. L'homme à la hotte va lentement, pesamment, indiscontinûment à
travers la montagne, là où les autres refusent de passer.
Le porteur élastique, au bambou bien équilibré, est
tout autre : moins de la moitié ou du tiers, il n'est pas inquiet du poids, mais
des balancements et des secousses : ses pieds travaillent moins que ses reins,
élastiques autant que le bambou... Et il prépare à bien comprendre l'effort
ambulant et dansant à la fois des trois porteurs de chaise, de la chaise qui
m'enlève et d‘où je médite et expertise tout ceci.
La chaise est d'abord une bien singulière
expérience. Se sentir enlevé par d'autres muscles que les siens est désagréable
et indécent. Perdre la notion d'équilibre volontaire est possible à cheval, si
l'on a bien la bête entre les jambes, ou en bateau si l'on est à la barre,
l'autre main sur l'écoute de grand'voile. Ici, aucune autre action — que
la voix
— sur ces mécaniques humaines qui vous emportent, un peu malgré soi...
L'enlevé de la chaise, et son vacillement est
pénible. La mise au pas irritante ; — et l'on se penche malgré soi en
avant, et
l'on se crispe sur les bambous, augmentant le balancement... Et l'on se calme et
l'on se résigne et l'on se laisse marcher, avec si besoin, le recours au
sommeil. — Cependant, certains instants demeurent pathétiques : le
passage d'un
pont fait de deux planches flexibles ; un tournant net durant lequel la chaise
surplombe l'abîme ; ou bien la dévalée dans les éboulis crépitants... Et puis,
tout se calme, et l'on n'en vient plus à se préoccuper que de la formation d'une
bonne équipe.
Ceci demande du coup d’œil. Ne pas se fier à la
grosseur des muscles, ni des épaules, ni des cuisses. De bonnes
chevilles-paturons. — En revanche, les masses lombaires doivent demeurer
fortes
et souples. — Des épaules voûtées portent bien. Exiger des soles
sans
défaut, des mains fines, un regard vif et surtout un bon poil : toute maladie de
peau pourrait être prétexte à renâcler. Il faut se préoccuper enfin, puisqu'il
s'agit d'un étalon humain, — du moral.
Ne pas choisir un époux trop fidèle ou économe, qui
regrette la femme gratuite demeurée au logis ; mais plutôt un joyeux garçon prêt
aux aventures de la route. N'accepter point de buveur reconnu de vin d'orge
chinois, bien mal distillé dans les villages, — et l'alcool, même impur,
ne
pousse point à marcher droit ! Rechercher au besoin le fumeur, silencieux,
maigre et réservé. S'assurer avant de quitter la grande étape qu'il a bien fait
sa provision. de drogue, et qu'elle suffira à tout le voyage. Lui
avancer au besoin l'argent
nécessaire pour qu'il ne diminue point sa respectable dose quotidienne. Car
l'opium enchérit beaucoup dans les temps visités par la moralité occidentale.
Enfin s'il est blême et défait au matin, s'il a l’œil grand et béant
de noir,
s'il vous parle avec une respectueuse douceur expirante, soyez sûr qu'il n'a
point dormi d'un vrai sommeil mais que l'étape sera bonne et se prolongera au
besoin dans l'autre nuit, qu'il passera de nouveau sans sommeil. —
Capable ainsi
d'un effort paradoxal que nulle bête ne consentirait à fournir. Et ceci marque
la supériorité sur la bête, de l'homme de bât.
D'où vient donc que malgré soi j'en prenne moins de
soin que de mes bêtes ? Et surtout que je compatisse avec — moins
d'immédiat
dans la fatigue ou le coup de rein ? Si le cheval qui me porte bute ou bronche,
ou s'essouffle à galoper une côte, ou prend sa volte sur le mauvais pied, ou
boite, ou est gêné par le mors ; — je me sens boiteux ou gêné, mal à
l'aise,
fatigué tout d'un coup de la fatigue de la bête, et je descends et la ménage
avant de l'avoir éreintée. Mais un porteur essoufflé, un homme, est moins
compris de l'homme qui le porte et qui ne veut point être dupé. Le cheval simule
aussi pourtant, ayant remarqué une fois qu'une boiterie légère le rend libre...
Mais il est soupçonné plus tardivement. L'homme se méfie plus de l'homme que de
la bête. Et si l'homme qui porte est blessé, l'autre, voyant la blessure
apparente, dira : "Je sais ce que c'est. Marche" là où il n'osera pas pousser un
cheval jusqu'au bout de peur de le claquer sans remède, et de le voir tomber sur
le flanc dans une crise, pour des raisons de mécanique animale qu'il ignore.
L'homme ne meurt point à la tâche, avant d'avoir beaucoup geint ; le cheval
grogne à peine, souffle un peu plus fort, et tout d'un coup n'est plus qu'un
grand sac gonflé, muni d'un cou plat, d'une grosse tête sur l'herbe et de quatre
jambes horizontales, raides. Et aussi : dans les pays de grand portage humain,
le cheval est rare et l'homme de bât abondant et bon marché. Plus commun. Moins
rare. Plus médiocre. Cela se sent, et l'on s'attache naturellement moins à
l'homme vulgaire qu'à la bête rare. Je n'aurais aucun plaisir à revoir les
meilleurs de mes porteurs de chaise, même celui dont les jambes longues et
minces, parfaites de formes, parfaites de peau, et qui marchait pour moi bien
assis, s'arrêtant à un balancement de mon coude, repartant gaiement, enlevant
son portage d'avant avec décision et jeunesse... et qui mettait des fleurs aux
portants de ma chaise... même celui-là, hors des grandes montagnes où il se
mouvait me serait d'une médiocre rencontre comparée à la retrouvée face à face,
dans le fumet d'écurie, de la bête blanche au grand trot, aux foulées de galop
successives et dont chacune dépassait l'autre en avalant l'effort, et qui
cependant, nerveuse et rauque au départ, assagie par la route, m'a mené de
Péking aux Marches Tibétaines, Je savais d'avance comment il passerait ce pont,
et l'écart à cause de ce rayon de soleil, et son refoulement de l'eau dans les
gués, et sa façon convaincue de me rejoindre
quand, laissé seul et nu, de
l'autre côté des fleuves non guéables, il nageait en levant juste les naseaux et
les oreilles. Savoir qu'il tourne maintenant une meule à fromage est pour moi un
remords circulaire comparable seulement au remords de Samson. Je n'ai cure du
lot échu à mes porteurs : ma reconnaissance dort bien puisqu'ils ont été bien
payés.
C'est peut-être cela. On achète le cheval qui
devient à soi. On paie l'homme qui reste indépendant, bon à tous, bon au plus
offrant. Mieux valait acheter l'homme aussi, et le bien traiter en esclave, avec
la parfaite entente de la force contenue en lui ; et sa nourriture, et la
femelle à lui donner. Ceci est l'autre raison de connaître mon cheval favori
mieux qu'un homme, de le préférer à mon porteur favori.
Mais surtout la mésentente et le mépris relatif de
l'homme porté pour son porteur vient du manque d'action directe, de
l'impuissance à se faire comprendre, —
musculairement
. Il faut toujours
recourir à la voix ! À la parole articulée ! dont on aperçoit ici la gaucherie
et la lenteur. "Tournez à gauche" ne vaut pas la légère pression des rênes.
— Et
le départ n'est jamais indiqué comme la poussée en avant de la bête glissant
comme une grosse cerise chatouilleuse entre les jambes. En chaise, si l'on
double les ordres de la voix de gesticulations insolites, l'on devient à la fois
incompréhensible et impuissant, imprudent aussi car tout se renverse et me voilà
par terre. On peut espérer mieux, comme compréhension directe, avec ces porteurs
sellés d'une sorte de bât, et qu'on chevauche véritablement... et qui font
partie de la cavalerie de certains petits roitelets Tibétains, qui les offrent
et que l'on monte véritablement. L'idée est bonne, mais n'est pas conduite à
bout ; car l’on n'est encore qu'un colis sur leurs épaules et l'on n'a
que la
voix pour les exciter. Il fallait compléter aussi le harnachement et réaliser
ainsi la parfaite monture en montagne : l'homme est vêtu selon le climat, ferré
pour la glace. On l'a choisi, parmi les porteurs à deux cents livres. Dans la
bouche, un mors léger, approprié à la denture humaine, et mieux encore, comme un
buffle, l'anneau d'argent au nez d'où partent deux rênes minces : simple filet,
car, bien choisi, on est sûr de le tenir. Des éperons dont on usera peu,
seulement en cas de faux pas ou de maladresse. Ce qui fait dériver sur les
flancs du porteur la peur désagréable du porté. Une bonne cravache, et, à
l'étape, une pièce d'argent au milieu d'un bon bol de riz rehaussé de piments...
C'est ainsi que, balancé lentement dans la chaise
étroite, je songe à l’amélioration et à l'entraînement du bétail humain de
portage... il y aurait nécessairement des pacages et des haras...
Et ceci, tiré de l'expérience, est discrètement à
opposer aux plus nobles et plus purs enseignements humanitaires : il est, bon de
murmurer comme une leçon d'irréel, les doux cantiques de l'égalité humaine,
d'une fraternité qui excuse et blanchit tout, jusqu’au noir, et de droits
si
éternels
qu'ils eurent besoin d'une
date, quatre-vingt-neuf, pour être promulgués dans notre temps.
C'est ainsi que mon porteur ayant fléchi sur les
genoux, je le relève d'un sérieux coup de pied très instinctif. Il repart. Je ne
songe pas à m assurer qu'il n'est pas couronné.
Il en serait d'ailleurs le premier étonné.
|
18.
LA FEMME, AU LIT DU RÉEL, peut tout d'abord y
sembler assez déplacée. Le grand voyage a toujours été l'antidote des chagrins
amoureux, et le sport jaloux de sa force qui ne permet aucune autre dépense.
L'erreur est à la fois naïve, ancienne, et d'ailleurs si souvent dénoncée qu'on
aurait mauvaise grâce à appuyer : l'on n'oublie rien en voyageant : on donne à
sa dominatrice un palais plus riche et plus insistant ; on convoie l'obsédante à
travers un parc merveilleux que toute étape change ; si l'on a fait ce jour même
quelque chose où le corps soit fier de soi, on lui consacre sa fatigue, dans un
acte d'amour indirect, mais d'intention égale à l'autre. — Même si on
parvient à
la quitter, à la laisser en arrière, à la dépouiller de soi pour une heure de
soleil vrai, un jour de marche, un plus grand effort concret à donner, on peut
être sûr de la voir venir par devant soi, au prochain détour inattendu. Mais
combien tout cela n'a-t-il pas été dit. Mal dit peut-être, puisqu'il arrive
qu'on en soit dupe encore.
Ce n'est donc pas de "la femme" qu'il s'agit ici, de
la femme, par définition singulière, de
l'Unique
(on suppose toujours à
l'amour une monogamie féroce... ), mais des femmes, de "ces femmes", de toutes
ces femmes, au pluriel prononcé avec dégoût par l'Unique, de celle-là que l'on
rencontre sur la Route.
Celles-là ne peuvent pas être traitées dans
l'abstrait ; et c'est ici que l'imaginaire doit s'abstenir de parler ou
d'apparaître, ou bien les pires bévues s'apprêtent. Déjà redoutable en Europe,
auprès de nos sœurs raciales, l'illusion deviendrait ici pire que toutes
les
glissades sur chemin dévalant au fleuve. Il ne faut pas se laisser conduire ni
aux apparences, ni à ce que l'on sait, ni surtout à ce que l'on désire. La
montagne libre et haute a déjà époumoné des gens qui la voulaient gravir à coups
d'aile. La femme étrangère, la femelle ambrée, olivâtre ou jaune, ou de teint
chaud comme les terres italiennes, sépia et d'ombre brûlée, vous réserverait des
aplats déconcertant davantage... Je veux parler exactement : de la femme
Chinoise, de la Neissou, de la Mosso. Enfin, de la Tibétaine.
La femme Chinoise, plus que toute autre, demande à
être
achetée
. Comme dans tout marché chinois le rôle des intermédiaires
est important, si important que la conquête de l'objet, fort atténuée par les
débats nécessaires, aboutit péniblement à une pure et simple livraison.
—
Quant à l'objet, il a pour première valeur d'être exotique au plus haut point.
C'est la transposition lunaire de gestes qu'on doit dire féminins, mais à
'l'extrême des autres. La beauté chinoise doit être reconnue, mais dans un monde
différent du nôtre. Il y a beauté, indéniable, et parfois si hautaine, si
lointaine, si picturale, si littéraire que d'autres sentiments peuvent
s'incliner devant celui-là : une étrange stylisation vivante. Mais combien peu
conduisant à l'étreinte corporelle... C'est le triomphe austère et chaste du
Divers. La femme Chinoise, par aucun trait, ne se rapproche de la nôtre : la
belle Chinoise n'a aucun geste, aucune manière d'être, aucune mode qui puisse
servir de mode (malgré des essais contemporains) — et surtout, la beauté
chinoise, le parangon de la beauté chinoise, cristallisé depuis la grande
peinture des T'ang, — n'a rien que nous puissions imiter ou emprunter.
— Ce
n'est point parce qu'elle est étrangère, étrange et rare par nature... Dans
presque toutes les autres races, certains traits peuvent servir d'union entre
notre beauté sexuelle et les autres : certaine coiffure bouffant sur le front,
certains sourcils dans une figure ovale étaient fort japonais, et l'on pouvait
s'en éprendre, parmi nous...
La broussailleuse chevelure éparse d'une belle
sauvagesse, le port splendide, les yeux et le grain de peau maori sont
d'inoubliables leçons... mais la Chinoise contemporaine ne peut rien apprendre,
ne peut rien transmettre à sa comparse de chez nous, — car laide,
elle est
plus honteuse qu'une femelle de phoque putréfiée, et jolie, déjà détournant du
sexe, et belle, selon les rites chinois, belle au-delà de toute commune mesure :
ses joues se laquent, ses yeux s'immobilisent ; sa poitrine disparaît
chastement, son ventre, on ne sait pourquoi, bombe et se dandine, chastement
aussi, ses cheveux chargés d'émail gras, accusent un ovale impassible ; sa
bouche est petite, petite, trop petite, trop ronde... et parfaitement belle
ainsi... paraît-il...
Enfin les modes actuelles tendaient au boudiné des
membres. Vraiment il n'y avait plus de féminin là-dessous ; et les meilleures
apparences, au gré même de la tradition, ne se trouvaient plus qu'au théâtre.
Là, dans les pièces antiques, se revoyaient les longues jaquettes onduleuses,
les robes à franges sur les pieds, et toute l'arabesque dessinée par un corps de
femme dans les airs, comme l'idée et l'élastique imaginaire dans l'esprit...
Seulement, au théâtre, dans les meilleurs théâtres, ces rôles étaient justement
tenus par des hommes : de jeunes garçons...
De Péking au Tibet règne donc la femme Chinoise, du
nord au sud, de l'est à l'ouest, avec l'empan de la carte géographique, la
chaste Lunaire Émaillée, triomphe, perverse par antinomie sans doute. Mais,
ayant traversé toute la Chine, de Péking au Tibet, on se trouve soudain face à
la première femme non chinoise, c'est la Neissou, la femme-femelle du Lolo qu'on
ne peut vraiment appeler une Lolotte... ou bien tous les jeux de mots seraient
permis. Je rendrai donc à la race Neissou le nom qu'elle
réclame pour elle. Je dirai
donc les charmes inattendus de la femme Neissou, apparue tout d'un coup, au
tournant d'un sentier en territoire non chinois... Et
d'abord
, c'est une
femme, même si elle est très vieille, car elle porte jupons et chapeaux de
femme. Si elle est jeune, c'est encore mieux qu'une femme : une fille. Le mot,
prostitué, ne se peut remplacer par aucun autre. C'est une fille, celle qui
surgit au détour du chemin, jeune, maigre et dansant comme la chèvre, et qui
rebondit sur ses pieds ; puis immobile et dévisageant l'étranger, les yeux
grands et fixes plongés tout entiers dans les miens (une Chinoise regarderait
innocemment la terre, et sournoisement le dos et l'allure du passant... ) vire
tout d'un coup, et s'enfuit en éclatant de rire...
Ici, l'attente ou la provocation est directe. La
chasse est tentante. Poursuivre la fuyarde à travers les sentiers de ses
domaines serait plein de fièvre, de halètements et de déconvenues... Il
faudrait, plus que de son esprit ou de sa grâce, être bien sûr de ses jarrets...
Plus que de ses jarrets, il faudrait, au déduit, être bien sûr de soi. Mais
avant que d'en arriver là, tant de faux pas ou d'hésités... Il est vrai que le
but est superbe et sain. C'est la mince et robuste jeune fille musclée, ambrée,
la lutteuse autant que l'amoureuse, et le muscle, roulant sous la, peau fine,
sans l'apparat de la graisse collée qui l'épaissit et émousse le corps vivant.
La graisse à la mode, — du féminin trop nourri, trop sûr de lui... trop
sûre
d'elle.
Mais durant l'évocation rapide, l'objet a fui, et le
désir disparaît dans son sillage. Et la femme Neissou, apparue posée sur sa
terre, toute droite, comme une flèche retombée du ciel, et qui vibre, n'est
qu'un but lointain que je n'atteindrai pas.
On peut songer qu'elle, au moins, comme son pays
indépendant, est restée vierge ; sinon de l'assaut de ses mâles, du moins des
romans d'amour distillés par nos voyageurs français. Personne, jusqu'à ce jour,
ne s'est vanté d'avoir aimé une Lolotte !
J'en arrive donc à la pure Tibétaine. C'est à elle
que l'on parvient, ayant traversé de bout en bout toute la Chine. Voici, après
la Chinoise méticuleuse, — après la fille évanouie dans sa cambrure jeune,
voici, semble-t-il, un réconfort de ce que l'on peut souhaiter... Une femme
vêtue de loques rutilantes ; de beaux rouges tiédis par le soleil ; de garances
violets, de violets rougis par l'air vif des hauts sommets qui fait aussi rougir
les peaux. Brunes et vives elles portent de gros bijoux d'argent, émaillés de
pierres de couleurs. Rouges ou bleues, ou turquoise aussi. Beaucoup de ces
turquoises sont vivantes.
La femme Tibétaine est défendue contre les idylles
et contre les possessions, — mieux que par les morales... (et pourtant
leurs
morales sont hospitalières, écossaises et polygames), mieux que par les
prescriptions que les lamas sont les seuls à enseigner dans leur pays, et
d'ailleurs les premiers à ne pas suivre... La femme Tibétaine est bien protégée,
bien immunisée par son beurre ; — son beurre rance et ancestral. On sait
qu'il faudrait de nombreux
bains pour la rendre pure, ou moins odorante. On sait qu'il faudrait des
pratiques véritablement étrangères, pour la rendre docile à l'amour... On lui
laisse toutes ses habitudes, on se gardera bien de la dépoétiser ici —
Mais son
attrait, il faut l'avouer ou le crier. est fait de tout ce que ses mâles, ses
yacks, son pays, enfin, vient puissamment déverser sur le visage de l'intrus qui
se risque jusque-là.
Son attrait est fait de ses montagnes ; de son
inaccessible, et de tout l'air de toutes les cimes qui l'ont rougie et durcie.
|
19.
CEUX QUI "VIVENT" SUR LES HAUTS PLATEAUX, bout au
vent des montagnes, sous la pluie et sous le temps ; Claudel et Mallarmé,
Ronsard et Jules de Gaultier. — Ceux qui s'éparpillent : les écrivassiers
de
romans, surtout vécus. — Seul existe le Mot pour lui-même : le contour du
style,
la forme enfin. Tout "document" livresque disparaît ; et surtout l'anecdote.
Mais qu’un Claudel écrive : "La Buse plane dans
l'air liquide" et voilà qui vaut en espace aérien le grand versant de l'air
incliné aux flancs du mont.
Leitmotive durs comme la marche ascendante. Les
phrases
qu'on remâche comme les feuilles de la kola
. Elles n'ont plus
bientôt de sens, comme une feuille mâchée n'a plus de goût. Mais leurs
propriétés, leur valeur énergétique restent grandes, Et le refrain tonne
intérieurement à coups rythmés : "Je me souviendrai de toi, Ceylan !..." —
"Délaisse les peuples vaincus, qui sont sous le lit de l'aurore..." Comme un
Tyrtée chantant boiteux, les temps forts frappés d'un coup de hanche. Alors le
pied se fait élastique. Le rythme intérieur a la dureté, la réalité de ce grès
rouge qui bondit sous mes pas, de pas en pas.
|
20.
L'AVANT-MONDE ET L’ARRIÈRE-MONDE, cela d'où l'on
vient, et cela vers où l'on va... La mémoire amplificatrice et dansante, la
belle infidèle aux apparences minutieuses, est sœur, de même race et de
même
essence que la prévision nourrie d'avance d'images et d'émotions... Et il faut
s'examiner beaucoup, se forcer même un peu à trouver du nouveau personnel, de
l'imprévu, et ce choc incomparable du Divers, là où des gens qui ont écrit et
parlé la même langue, ont déjà passé en abondance. La limace laisse sa traîne et
le goût de sa bave... Autre chose est de
marcher en terrain neuf où
personne de sa race et parfois personne d'aucune autre race, n'est passé. Enfin,
autre chose est de marcher le nez au vent, soucieux de la pluie, en paysan, ou
des fleurs, en botaniste ou en poète, ou des femmes, de plus en plus faisandées,
en chasseur de venaisons étranges, — et de tenir en main la boussole
éclimétrique, fixant à la fois l'angle de route et la hauteur, — le
télémètre,
qui donne rapidement, d'un tour de doigt, la distance, — l'hypsomètre,
qui est
le moins capricieux, le plus naturel des mesureurs de montagne puisqu'il est
fait d'eau bouillante et de mercure bien calibré.
Alors tout change. Les apparences se résolvent en
deux catégories, aussi antinomiques que les douze Kantiennes... et le terrain se
partage en deux antipodes : ce qui est fait. Ce qui vient.
On va, non de l'acquis à l'irréel, mais il semble
que chacun ici, suivant le degré qu'il a de joie à regarder soit en arrière,
bien assis, bien connu, soit en avant, peut mesurer son initiation au réel, ou
ses préférences pour l'imaginaire.
Ce qui est fait est encore pis que connu : mesuré.
Des pas tous appendus au point de départ. Des pas chiffrés, dont chacun,
traînant ou joyeux, n'est plus qu'un cran sous le cliquet du podomètre. Autour
de ce serpent réduit à sa ligne rouge, les vallées mènent leurs rigoles, les
mamelons se cambrent, les lignes de partage s'ordonnent impérieusement comme la
plus grossière des lois naturelles ; les ruisseaux vont on sait bien où. Tout ce
que l'on voit, que l'on piétine et que l'on flaire se tasse peu à peu, s'ordonne
et se rassemble. Ce n'est point sur une carte. Mais on fait soi-même la Carte,
et sous les pas, sous les doigts et le crayon, le grand blanc provisoire se
grisaille, l'inconnu se dépèce et se dessine, l'imprévisible devient le déjà vu
et s'écrit. — C'est, à la fois un grand repos, — un repos repu de
connaissance,
car l'en-allée topographique qui est une conquête sans cesse victorieuse du
pays, une emprise intellectuelle, une compréhension aussitôt ordonnée, une mise
en valeur, en cotes et en fiches, du pays, de la région ainsi abordée, ainsi
dominée… au moyen de quelques lignes de niveau, de chiffres et de traits
de
convention.
Est-ce domination ou connaissance absurde ? Est-ce
un gain ou une défaite ? Le pays blanc sur la carte est plein de reculé et
fourmille de monstres. L'arrière-monde ici n'est plus qu'un peu de papier
noirci. L'avant-monde, au contraire, à mesure qu'il recule et s'étrécit, se
concrétise, se resserre, augmente la densité des possibles qu'il étreint, et
permet tous les aiguillages, tous les écarts bifurcants. À chaque instant, prêt
à saisir la route antérieure, on peut croire la voir plonger dans ce bas-fond
repéré, solidement tenu entre les deux versants, ou bien s'évader, se perdre et
fuir dans les gorges inaccessibles. — Alors, faut-il descendre avec aises
?
dévaler le sentier marchand ? On peut hésiter, car la plongée dans le blanc,
l'Espace en aval, est confuse. Ce qu'en peuvent dire les
gens d'amont est
contradictoire et se détruit. C'est la meilleure des routes, ajoutent-ils,
puisqu'en bas l'étable est bonne. Je suivrai donc l'autre, la route vers
l'impossible, la route impériale, la route aux chemins du passé. Et j'ai ainsi
raison d'avance, contre les contradicteurs.
Certains disent que là... là... (ils montrent le
ciel par-dessus trois monts triangulaires), il n'y a
rien
. C'est bien. Je
ne vois rien par là. En bas, c'est bien ce gros village marchand, "village des
Puits de Sel Blanc"..., et les chroniques locales n'indiquent rien de plus... Si
! comme un lieu détruit qu'on mentionne sans y croire, — comme un fantôme
dont
on n'est pas bien sûr s'il est là, voici cataloguée la Ville Antique des Trous
de Sel Noir — l'antique Heï Yentch'ang — sans nulle localisation
logique... et
d'ailleurs, les Livres ajoutent le caractère si redoutable dans la course au
passé : "Fei"... est tombée, a failli... n'existe plus... ou bien encore : Place
préfectorale déclassée... Ville anéantie par ordre...
Je suis la route, la route antique aux vertèbres
dallées ; je reconnais le style des anciens hommes. L'écartement des pas, le
poli vénérable, c'est une vieille route qui doit bien savoir son chemin.
Elle prend ce tour indescriptible qu'il faut bien
décrire quand même. Accrochée à la falaise violette, elle bondit par-dessus les
gros levains erratiques de grès noir, — sinueuse dans tous les sens comme
la
colonne infinie du dragon. Brusquement la voici perdue sous une futaie où elle
se prolonge cependant, d'où l'on ne peut plus enfin regarder en arrière.
— D'où
l'on ne peut plus voir d'où l'on vient...
La route qui menait ici est étouffée, est perdue,
est mangée de plantes et de mousses... il faut bien marcher quand même, aveuglé,
marchant de ses mains puisque les pieds trébuchent... Et me voici, débouché,
étonné de lumière et du nouvel espace, dans un très nouveau, très haut et très
cerné canton du monde. Une vaste cuve baignée d'air, d'un ciel neuf, et pleine
jusqu'aux bords de calmes cultures. Des chiens familiers aboient. Des fumées
montent dans le soir. Les montagnes, très hautes à l'entour, non pas
implacables, mais douces, font de ceci un canton évidemment isolé, évidemment
inconnu du monde puisque mes gens et les habitants d'en bas l'ignoraient.
— Je
songe ironiquement combien cet improviste village presque imaginaire est cerné,
entouré, et réalise le vœu littéral du Vieux Philosophe : "Que d'un
village à
l'autre ne s'entendent les abois des chiens... ni les appels chantants des
coqs."
La route a changé tout d'un coup d'aspect, la route
moussue, la route morte que personne évidemment ne menait plus : il y a bien
trois cents ans que personne n'avait passé là ! En revanche, c'est maintenant un
sentier vivant dans la terre. Tous les jours, des pas se posent par ici. Et
voici en effet, à ma rencontre, un troupeau de vieillards, jacasseurs, lents et
doux : je vais leur demander accueil, je vais leur témoigner mon gré de
ce qu'ils existent bien
réellement là où mes gens avaient affirmé leur vacuité néante, leur absence...
ils me donnent raison... Je vais donc...
Mais je reste devant eux, étonné, sans voix, sans
autre émotion que cette angoisse (non pas qu'ils soient très différents des
autres vieillards, dans les autres villages, que j'ai coutume de rencontrer).
Ils n'ont pas en effet de tresses mandchoues, contemporaines.... ils ont la
coiffure enchignonnée du vieux Ming et les longs vêtements que peignent les
porcelaines. Ceci est moins troublant que l'air étrange de leurs yeux ; car,
pour la première fois, je suis regardé, non pas comme un objet étranger qu'on
voit peu souvent et dont on s'amuse, mais comme un être qu'on n'a jamais vu. Ces
vieillards, dont les paupières ont découvert tant de soleils, me regardent mieux
que les enfants dans les rues les plus reculées...
La curiosité chinoise donne envie de cracher à
travers la champignonnière des figures écarquillées. Mais, ici, rien que de
noble, et un grand exotisme à l'envers : ces regards sont plus inconnus que
tout, évidemment, ces gens aperçoivent pour la première fois au monde, l'être
aberrant que je suis parmi eux. Je me sens regardé sans rires, dépouillé, je me
sens vu et nu. Je me sens devenir objet de mystère.
Ces gens seraient donc d'un autre âge... En effet,
ils n'ont point la tresse... encore... seraient-ils d'avant la conquête tartare
? Ils auraient alors près de trois cents ans de recul... Et ce sont bien les
longs gestes des Ming, le style et l'ancestrale humanité à six ou sept
générations, des vieux Ming. Ce sont bien les gestes saisis et flambés et
vitrifiés dans les porcelaines. Ils vivent cependant. Vont-ils parler ?
Je m'enquiers du nom du village. C'est précisément
le doublet antique des marchands d'en bas. C'est le Trou du Sel Noir, cette
sous-préfecture évasive que les Annales déclarent abolie depuis l'antiquité,
—
et l'on ne sait s'il s'agit de cent ou de mille ans. Une crainte grossière : il
n'y a sans doute pas d'auberge ici. — Je vais demander qu'on me loge au
temple
toujours vide du Wen, de la littérature, ou bien dans la maison du Voyageur...
Mais personne évidemment ne s'aventure jusqu'ici. Il faudrait, pour cela, des
échanges de présents. Qu'ai-je sur moi ? Les bagages pesants ont tous plongé
dans la vallée... Et je suis seul... Je ne puis donner que des formules de
politesse ancienne, d'ailleurs, fort bien accueillies. Puis je demande si
quelque étranger est déjà passé par ici ? On se souvient... oui, peut-être,
voici trois cents ans. Mais il parlait purement le chinois antique, et était
vêtu comme un Chinois. Ses yeux et ses pensées indiquaient seuls son origine...
Il proposait une morale et des préceptes un peu divergents... Il acceptait la
vénération des ancêtres... Il parlait d'un Esprit du bien et du Juste, mort pour
sauver tous les hommes de la mort. Cependant, depuis lors, les hommes mouraient
aussi bien. S'il parlait de ses contemporains, il montrait de curieuses images
d'hommes avec des cheveux longs et blancs, tressés comme ceux d'une vierge.
Oui, quelqu'un avait passé devant moi ici, affirmant ainsi, à deux ou trois
centaines d'années, l'existence de ce lieu dont je doute encore. Je crois bien
me souvenir que sur les cartes de notre dix-huitième siècle, ce lieu est bien
marqué, sous son nom et son importance antiques, et disparaît ensuite du lot de
nos géographes vivants... Je n'ose pas interroger plus loin. Mais je pressens
tout d'un coup comme un éclair que ce sont là peut-être les descendants du
puissant général fidèle, Wou Sank'ouei, qui, vaincus par les conquérants
tartares aux longs cheveux tressés, vinrent se réfugier ici, et se faisant, pour
vivre, oublier derrière le rideau des montagnes, ont peut-être oublié leurs
temps... Peut-être. Ne pouvant se hasarder ailleurs, ils se cantonnent ici. En
effet, ils me questionnent. "Où en est la grande affaire des Grands Ming, la
dynastie ? la légalité, la filiation... Quel est le nom dicible du Fils du Ciel
vivant aujourd'hui dans la Capitale du nord ?..."
Je ne puis évidemment pas répondre. Les Grands Ming
sont périmés et abolis autant que leur ville, depuis trois cents ans. Je ne puis
les déconcerter à ce point... Leur dire que les Nomades du nord se sont assis
sur Péking est une injure qu'ils ne croiraient pas possible... Mais, plus grave
et plus pressant que tout : si quelqu'un de mes gens vient me rejoindre ici ! Si
le moindre muletier suit mes pas à la piste et vient me chercher pour me
remettre dans la vraie route, vers l'étape... — Ils verront ! Ils verront
sa
tresse noire et grasse, pendant jusqu'aux talons ! Ils verront que tout homme
ainsi dans l'Empire de ces jours, a subi le joug et laissé pousser ses cheveux
jusqu'aux pieds ! et sauront que l'on coupe le cou à tous les autres... Ils
sauront ainsi que leur droit de vivre est passé, que leur vie est périmée, que
leur ville, déjà décédée par acte, déclassée, est inexistante et de trop.
—
Peut-être que ces vieillards doux et chevrotants tomberont en poussière, sur mes
pieds....
Je me retire. Je m'en vais à reculons, loin de leur
vie trop prolongée. Je n'éclaircirai point leur droit administratif à la vie. Et
quand, ayant retrouvé aisément le village du Puits de Sel Blanc, parmi l'accours
joyeux de mes gens, et la table servie, je ne demanderai pas où est l'autre
ville ancestrale et abolie, d'où je viens, je ne trahirai pas présomptueusement
le passé qui a miraculeusement réussi à vivre...
Mais, sachant ma recherche, et mon crochet vers la
montagne, le lettré qui m’accompagne me montre dans les livres le mot
Fei
et au-dessus de la porte de la ville une affreuse pancarte où l'on peut lire :
Lieu de l'antique Trou de Sel Noir... Il ajoute : ce
souvenir, le nom, est tout ce qu'il en reste.
Je ne le détromperai pas. Je ne porterai point sur
la carte précise, au milieu de mots topographiques, l'existence dans l'espace de
ce lieu paradoxal, imaginaire peut-être, et qu'on ne retrouvera point
officiellement après moi.
Ceci est un rêve de marche, un rêve de route, un sommeil sur deux pieds
balancés, ivres de fatigue, à la tombée de l'étape...
|
21.
JE MANQUERAIS À TOUS LES DEVOIRS du voyageur si je
ne décrivais pas des paysages. — Le genre est facile. C'est un exercice
et un
sport. Et l'abondance même de ce qu'on a lu permet de passer facilement du
souvenir visuel au "mot qui fait image". Un paysage en littérature est devenu le
plaisant chromo verbal. On en est même venu à discréditer la vision pure,
jouissant d'elle seulement. Voir, pour certains voyageurs : ils ont ouvert les
yeux en récitant les mots expressifs. Souvent le rythme de la vision s'est par
avance cliché dans des phrases et découpé dans des alinéas. Cependant, je
resterais impardonnable de me taire sur un sujet si attendu. Il s'agit ici d'un
Voyage et le principal argument du voyageur, la description, est, par fatalité,
absente jusqu'ici.
Ce n'est point par omission ni dédain du paysage. Ce
n'est point par oubli des paysages vus, j'en ai vu ; j'en ai regardé ; ce n'est
point par déconcerté ni discord entre ce que j'avais imaginé, et ce que je
découvrais avec un émerveillement naïf malgré lui... Car je n'ai jamais, jamais
trouvé face à face les panoramas de rêve rêvés. Je les conserve avec piété. Je
les compare parfois avec leurs protagonistes, leurs parèdres réalisés...
Ce n'est point de ceci, de ces imaginaires qu'il
peut être question dans ce texte au jeu double. J'ai vu, dans mes yeux faits de
membranes sensibles, de gelées transparentes et de rayons, mes yeux baignés
d'humeurs et de lumières, j'ai vu des étendues pleines d'espace, de dessins, de
plans colorés, et d'autres choses, indicibles avec des mots ; — sans que
jamais
imaginées telles...
Paysage en Terre Jaune. Réellement fait tout entier
de terre, et de jaune, mais enrichi de nuances, jaune-rose dans le matin,
jaune-saumon dans la lumière occidentale, blême vers midi, pourpre violette dans
le soir, et noir plus que noir dans la nuit, — car n'y pénètre même plus
la
lumière diffuse. Les plans, les découpures, et l'architecture falote,
fantastique, est plus surprenante que les couleurs. La terre jaune qui recouvre
plaine ou montagne est taillée en brèches et failles et grands coups de sabre
verticaux, et ses constructions en équilibre croulant ne sont que lames, crêtes,
pics, murs naturels, créneaux inattendus, romanesques imitations par le jeu des
pluies des ruines romantiques... Et ce chaos, enclos au fond des vallées, plus
souvent abordé d'en haut par une route toujours paradoxale, mangée sans cesse
par les éboulis... Une route que le piétinement séculaire a fait souvent entrer
profondément dans la terre, et qui étend son coup de sabre horizontal à travers
un pan de montagne ;
étroite à l'empan de
l'homme, recreusée de petites cavernes où les chars à reculons s'abritent pour
laisser passer l'autre... Un imprévu irascible et pas sérieux dans les formes
dramatiques d'une falaise que l'ongle entame. Ce serait puissamment beau et
étouffant si ce n'était point là de la terre bruissant dans ses continuels
décrépits... Comme l'architecte le roc, et le puisatier la nappe souterraine, on
cherche sans cesse le soubassement véritable de ces formes folles et grêles,
l'assiette de cet ébouriffant carton-pâte. Et, nerveux de tant de dépenses de
formes peu solides, on ne trouve de répit et de calme qu’en montant le
plus haut
possible, en s'évadant des régions basses et chaotiques, vers les hauts plateaux
paradoxaux où la plaine calmée règne et s'étire sous le ciel. L'orgie est en
bas, ici au rebours de toutes les autres montagnes. Il n'y a point de pics
convulsés dans les hauts, et l'image benoîte de la riante et paisible vallée
abreuvée est un non-sens. L'habitant de ceci doit tenir les crevasses basses
pour les lieux hantés ; et les hauteurs ne sont que quiétudes. Je n'imaginais
rien de semblable à cela.
Ni rien de semblable aux millions de collines rouges
ondulant pendant deux mois de route dans la province occidentale de la Chine ;
ni rien d'écrasant comme les abords et les premières marches et l'accès vers le
Tibet, donjon asiatique...
C'est au moment même qu'ayant traversé le fleuve qui
en vient, pour, de là, drainer toute la Chine ; c'est là, qu'émerveillé, étonné,
et repu de tant de paysages minéraux, seul depuis de longs jours avec moi, et
sans miroir, n'ayant sous les yeux que les fronts chevalins de mes mules ou le
paysage connu des yeux plats de mes gens habituels, je me suis trouvé tout d'un
coup en présence de quelque chose, qui, lié au plus magnifique paysage dans la
grande montagne, en était si distant et si homogène que tous les autres se
reculaient et se faisaient souvenirs concrets. Ma vue habituée aux masses
énormes s'est tout d'un coup violemment éprise de cela qu'elle voyait à portée
d'elle, et qui la regardait aussi, car cela avait deux yeux dans un visage brun
doré, et une frondaison chevelue, noire et sauvage autour du front. Et c'était
toute la face d'une fille aborigène, enfantée là, plantée là sur ses jambes
fortes, et qui, stupéfaite moins que moi, regardait passer l'animal étrange que
j'étais, et qui, par pitié pour l'inattendue beauté du spectacle, n'osa point se
détourner pour la revoir encore. Car la seconde épreuve eût peut-être été
déplorable. Il n'est pas donné de voir naïvement et innocemment deux fois dans
une étape, un voyage ou la vie, ni de reproduire à volonté le miracle de deux
yeux organisés depuis des jours pour ne saisir que la grande montagne, versants
et cimes, et qui se trouvent tout d'un coup aux prises avec l’étonnant
spectacle
de deux autres yeux répondants.
|
22.
CES APÔTRES (À LA CHINE) POURRAIENT ÊTRE de grands
voyageurs, car ils vont presque aussi loin que les plus hardis ; ils pourraient
être de beaux précurseurs car on les trouve là où personne souvent n'avait
pénétré. Ils pourraient être intelligemment les rois étrangers de certains
districts des confins, car leurs fidèles se rendent compte que, non Chinois, ils
représentent une autre humanité. Ils pourraient être évangélistes et manieurs de
foule, car ils ont dans les traditions qu'ils récitent, tant d'exemples de
croisades et de surgies soudaines de foi... Et ils ont aussi une doctrine, dont
l'étendue va jusqu'à expliquer l'inexplicable, qui a réponse à tout, pardon pour
tout, et qui, augmentant par son application les biens terrestres, conduit sans
trop d'ascèse à des biens éternels. Ils devraient donc, depuis les quatre ou
cinq cents ans qu'ils ont mis le pied sur la Chine (par le Sud), précédés de
leurs nombreux devanciers un peu trop négligés dans le Nord, ceux-ci précédés
des Nestoriens qui tout en compliquant le problème dogmatique leur frayaient
néanmoins la route... — ils devraient donc tenir en leurs mains
spirituelles la
plupart des quatre cents millions d'âmes d'un peuple peu réfractaire à la morale
médiocre et mitigée du plus grand nombre, du bon sens, du double bonheur assuré.
Et c'est ainsi qu'on pourrait les imaginer :
détachés de tout, hors de la conquête spirituelle, méprisant les biens
palpables, n'habitant pas ici ou là mais prêts à se jeter sur les contrées
infidèles ; recevant ce qu'il faut pour vivre, afin de ne rien demander pour
eux, et de tout donner de ce qu'ils reçoivent à d'autres limitant même ce
douteux trafic en argent ; — s'efforçant de toucher les cœurs,
appelant tous et
toutes vers eux mais refusant avec dureté tout baptême équivoque, toute
conversion où la grâce serait capitalisée et placée. — Sur eux-mêmes, très
méticuleux de la toilette de leur âme, qui serait ardente et farouche,
passionnée dans un corps férocement chaste, — d'une continence d'autant
moins
méritoire que l'autre sexe, à la Chine, vu dans les villages et les champs, est
plus détournant qu'attirant. Ils devraient enfin, parfois, pénétrant à la tête
d'une foule ivre de foi dans les temples où les dieux adverses étalent leurs
gros ventres, s'en aller crever des idoles d'autant plus creuses et fragiles
qu'elles ne sont point ici de marbre comme dans les temps premiers du Seigneur,
mais de torchis et de carton-paille... Ils réserveraient les coups plus durs
pour l'Église chrétienne Réformée, vide d'idoles, mais remplie de confusions
d'autant plus redoutables, et qui se sert, dans la langue infidèle, de termes
souvent identiques... C'est ainsi qu'ils marcheraient vers la plus grande
évangélisation du plus vaste pays humain du monde entier.
On peut les imaginer ainsi. On les joint, ce ne sont
pas de
grands
voyageurs
, car ils
ont une visions singulièrement locale de ce qui les entoure ; et un critère
déplaçant : ils ont fort peu d'influence malgré leur toujours bonne entente avec
l'autorité ; cette influence se concrétise d'ailleurs assez vite autour des deux
points temporels : gain des procès catholiques, et possession habile à
s'agrandir du lopin sur quoi se bâtit la mission. Ils gagnent peu d'adultes
marquants à la foi : le baptême s'applique surtout au nouveau-né. Il n'y a plus
de ces illuminations célèbres. Le nombre des convertis, eu égard au chiffre
total du pays, est infime et presque inexistant. Eu égard aux efforts déployés
dans ce sens, déconcertant, décourageant..., si les efforts de l'Église rivale,
réformée, plus considérables encore, n'avaient abouti à moins encore. Et ils ne
sont point détachés de tout, mais fortement attachés à la terre. Posséder de la
terre, en ce pays où la terre, parèdre du ciel, fut divine autrefois, en ce pays
où nul autre Européen qu'eux-mêmes ne peut être propriétaire ; — posséder
de la
terre et l'agrandir est leur joie et leur consolation... leur conquête n'est
plus spirituelle et paradisiaque : mais ils ont acquis à peu de chose ce morceau
de plus, cette enclave, ces dépendances de pagodes, cette tour païenne, —
mieux
encore : la chose est "paraphée, sigillée, enregistrée" — les notaires
ont donné
: le laboureur peut se camper sur son champ et dire : c'est à moi. —
Parlant du
nombre de convertis, je n'ai jamais vu luire dans des yeux évangéliques cet
éclat de terroir du vieillard né en Beauce ou en Champagne, et qui, pauvre chez
lui, souvent, recueilli, élevé, expédié, installé, planté là sur l'orée des
grands monts Tibétains voit s'accroître sur ses vieux jours les rizières
cultivables autour de la mission,
son
domaine.
Ou parfois la lueur est noble, détachée de la terre,
bien que seigneuriale et chargée d'aïeux, mais alors, quelle ironie méprisante
de grand aloi dans cet aveu d'impuissance à faire pénétrer la lumière dans ces
âmes obscures !
Serait-ce qu'il faut s'en prendre à la Lumière ? au
dogme, à l'Évangile ici apporté ? Mais il a, en d'autres temps. sur d'autres
peuples, montré sa puissance et son pouvoir d'illusion... Et d'ailleurs, sur ces
mêmes peuples, Chinois du Nord, des Wei, du pays de Pa, et Tibétains de Bod et
du Kou-Kounoor, et Bouriates sujets du Tzar, et Birmans, Cinghalais, et durs
montagnards du Népal, le Bouddhisme, — qui parfois, perverti et
transformé en
religion, affublé de rites et peuplé de dieux adventices, — lui est assez
comparable avec sa tiède morale pratique, — a pénétré abominablement tous
les
bourgeois et paysans de l'Empire, toutes les classes rassasiées de peu,
sensibles, domestiques — et parfois touché des Empereurs que leurs sujets
devaient ensuite racheter aux moines pour dix milliers d'argent !
Ce n'est pas la doctrine qui est en cause ici, forte
ou faible, vraie ou fausse, car ces quatre mots restent des mots. Mais c'est
qu'ici la doctrine paraît absente. Si elle était là, elle se manifesterait,
peut-être, et d'abord,
permettrait une certaine
unité. Voici des hommes dont ce qu'ils disent est préparé d'avance, codifié,
catéchisé. Les mêmes mots, depuis deux mille ans ou Nicée. Or, transplantés,
leurs gestes sont parfaitement différents : les uns polis et nobles, généreux,
d'autres avares, retors, il y a des lubriques que l'on surprend couchés avant la
messe, des sages, des saints ; de beaux esprits, des paysans. Les uns sont
propres, les autres sales... toutes qualités humaines, là-dedans. Où est le
divin ?
Ce qu'ils enseignent ? Du vent à travers des lèvres.
Où est le divin ? Dans ces lieux vierges et reculés je l'imaginais possible...
Où est le divin ? J'ai trouvé des hommes.
|
23.
IMAGINER, SUR LA FOI DES TEXTES, que l'on va, dans
ce lieu précis, découvrir une belle et archaïque statue de pierre de cette
époque puissante et humaine des Han, — si avare des pierres taillées
qu'elle
nous lègue... — et se trouver nez à nez avec un moignon informe de grès,
est
encore une déconvenue. Celle-ci, irrémédiable. Aucun espoir de découvrir un peu
plus loin la statue qu'on ne trouve pas. Aucun espoir qu'elle soit gardée
obscurément dans la terre d'où peut-être d'autres la feront bondir à la lumière.
Elle n'est pas perdue ; elle n'est pas égarée. Elle est là.
Elle est malheureusement là : émoussée, écornée,
mieux ou pis que brisée : sucée par la pluie qui l'a délavée comme un enfant son
sucre d'orge ! — J'aimerais mieux la trouver en miettes reconnaissables.
Mais
toutes les arêtes ont disparu, toutes les lignes vivantes ont fui. La
localisation est impitoyable. C'est bien elle. C'était elle, plus disparue que
perdue, puisque les formes et ce qui lui donnait existence, ont fui, léchées,
absorbées ; et qu'il n'en reste que le caillou, la matière, ce grès de mauvais
grain...
Cependant, par piété presque superstitieuse, par
habitude, je dessine. — Je dessine ce reste informe. Et lentement, mais
sûrement, ce que mes yeux ne voyaient pas, le crayon et les mouvements
instinctifs de mes doigts le ressuscitent. Aucun doute. C'est bien ce tigre
râblé et sexué des Han. — Le corps allongé, le torse fort, et cette
cambrure du
cou... et ce port de la tête absente ; ce rejet orgueilleux de l'encolure, ces
pectoraux puissamment cannelés. Je dessine. Le fait se produit. Les formes se
développent
, à les poursuivre dans la pierre, non pas avec le léger
contact du regard, mais à deviner musculairement l'effort du ciseau dans la
pierre ; elles se formulent ; elles se fixent ; non plus dans cette matière
décidément trop périssable, mais dans l'espace fictif où l'imaginaire se plaît.
— Là où les peintres sont maîtres. L'espace que les sculpteurs débitent en
volumes, et habitent... Je dessine toujours, je suis des lignes irréelles, mais
conductrices.
Des
méplats s'étalent doucement, des modelés apparaissent et se confirment Voici la
cambrure de l'épaule ; l'attache du cou, voici l'avancé caractéristique de la
cuisse nerveuse sur le ventre... Et ce n'est pas une première fois.
Pour la dixième, peut-être, le phénomène fut. Cette
apparition d'une forme antique débordant son bloc émoussé... C'est une évocation
magique et logique : il suffisait non plus de regarder, mais de reformuler
docilement : les gestes répétant dans un nouvel espace actuel les autres gestes
que le modeleur lui-même, autrefois, poursuivit ; — quand il
luttait, à coups de ciseaux volontaires, contre la pierre infidèle, qui n'a
point su garder ses efforts ; — mais que seuls des efforts analogues,
ressuscitent aujourd'hui. C'est ainsi que je retaille dans ce pur espace
imaginaire — lui donnant du poids — la fortune flottante autour de
la pierre
usée. Le plus dur des deux n'est pas le grès infidèle.
|
24.
DE L'HOMME OU DU DIEU j'avais cru plus aisément
mettre la main sur l'homme. Le problème se posait ainsi : le Père, honorable
fonctionnaire bien connu — voici deux mille ans, avait rempli des charges
définies... Le Fils, conservant et prolongeant la mémoire du Père, avait si bien
tenu ses charges que par reconnaissance ses administrés l'avaient fait "génie",
esprit, officiellement. — Et, pratiquement, le cultivaient comme un dieu.
L'un
et l'autre étaient de la famille "Fong". Le Fils, déifié sous l'appellation de
Fong K’ouen, — le Père gardant son nom historique de Fong Houan.
(Or : nous avons trouvé, vivantes mais interlopes et
douteuses, toutes les reliques du Fils-dieu sous forme de cultes perpétués,
louches... Nous n'avons rien rencontré, pas même le pilier funéraire, du Père
historique !)
Ainsi, voilà dans toute son histoire, la diversité
des devenirs, de la légende et de l'histoire. — "Être fait dieu"... que
cette
bonaventure arrive à Tchou-ko Liang ou Tchang Fei, peu m'en chaut. Ce n'est
qu'un geste légendaire à ajouter au catalogue de leurs tours de ruses. —
Mais
que j'aborde d'abord la vie très historique du Père, pour n'en rien trouver
d'existant, — et du Fils, pour tout en trouver compromis dans les bouches
actuelles, ceci est assez inquiétant.
Car on peut, sans sourire au moment où on le fait,
se poser nettement ce doute : c'est, de la gloire, — être fait dieu !
— ou bien
la gloire n'est que ce qu'elle serait : un mot. Supposons ce mot. Ou posons
toutes les actions, tous les désirs d'actions qui convergent vers ce mot, même
fictif… On désire que l'on sache exactement ce qu'ils ont fait. Et c'est
le
programme et le projet de l'histoire.
Je suis pris étrangement dans cette roue tournante
et miroitante : que
l'on sache, véridiquement, ou bien que l'on répète et qu'on imagine. Qu'on
déroule des bandelettes de momie, en comptant les tours, ou bien qu'on fabrique
une "mumie" pétrie de salive et fermentée d'oraisons.
Ni l'un ni l'autre. Ce que j'ai fait n'est matière à
catalogue. Et d'ailleurs,
c'est fait
, par définition même. Ce que le
peuple inventerait autour de mes actes serait superflu, déplaisant.
Et puis, je serais tenu à des obligations, des
services posthumes et prolongés. Ce que l'on raconte de Fong K’ouen est
assez
obsédant. Chaque année, au troisième mois, filant dans les eaux de la rivière,
il rentre en esprit et âme, chez lui. Quand on suppose qu'il émerge, le peuple
et les fonctionnaires le saluent... Et je serais tenu à des miracles. L'usage en
est périmé. Le surnommé Fô, par les Chinois, et le Bouddha par les Hindous les
déconseillait, il y a deux mille cinq cents ans déjà. — Quelques timides
essais,
— guérisons, résurrections de morts ou de soi-même, — ont été
tentés voici 1914
années, ou paraissent se prolonger encore. — En Chine, on peut se borner
à faire
tomber la pluie, — à faire lever des plantes céréales, toutes semblables,
pour
nourrir un peuple pressé, tout semblable...
Ce n'est point là une peine digne d'être prise quand
on en tient pour la diversité du monde.
Je renonce à être fait dieu.
|
25.
MOI-MÊME ET L’AUTRE nous sommes rencontrés ici, au
plus reculé du voyage. Ceci, au pied des derniers contreforts des plateaux
étalés horriblement à six mille mètres de hauteur, plus désertiques et plus
âpres que les pics les plus déchirés de l'autre Europe, ceci m'arrive, après
cette étape, la dernière de celles qui prolongeaient la route ; la plus extrême,
celle qui touche aux confins, celle que j'ai fixée d'avance comme la frontière,
le but géographique, le gain auquel j'ai conclu de m'en tenir. C'est ici, dans
la contrée frémissante d'eaux et de vents dévalants, c'est ici, après cette
journée plus fatigante que toutes les autres — (cependant la fatigue
était non
pas domptée, mais dépassée, dominée), sans avoir pris de repos, l'affalement
douloureux et l'envie de pleurer de détresse, avaient fait place à une
inattendue lucidité, — sur la terrasse moins enfumée que l'antre de cette
maison
tibétaine, dans un crépuscule où le jour prolongé n'a plus semble-t-il de
liaison au soleil ; la lumière s'exhale des choses ; — et j'étais debout,
marchant malgré moi un peu plus loin qu'il ne m'était permis. C'est alors que
l'Autre est venu à moi.
Nous nous sommes trouvés (doucement) face à face ;
l'Autre, comme s'il me barrait silencieusement le chemin prolongé en dehors de
moi, malgré moi. Je l'ai reconnu tout de suite ; plus jeune que moi, de quinze
ans, il en portait seize ou
vingt, plus maigre et plus blond, il s'habillait naïvement d'un vêtement
européen d'un beige effacé par l'usure, le soleil, ou la mode d'autrefois, et
qui d'ailleurs lui seyait bien. Il avait peut-être un peu d'aigre dans le
maintien ; mais je trouvais une grande affection pour la jeunesse blonde qu'il
ramenait de si loin et du profond du temps. Le moindre reflet noisette dans ses
yeux était un rayon frémissant, jeune et jaune. Cependant l'étonnement de le
rencontrer là m'est venu, tardif, avec ces paroles :
— Comment ! c'est toi qui existes encore ! toi ici !
— Tu ne fais pas partie du paysage. Ton veston
détonne, et tes souliers et ta figure blanche sans hâle. Tu n'as pas froid ? Tu
n'as pas l'air habitué aux hautes altitudes...
Il se présentait, oblique, sans me regarder ni
peut-être me voir. Je questionnais sans attendre de réponse. Une réponse qui
m'aurait bien plus étonné que son silence. Et en effet, il ne répondit pas.
Je lui en sais gré. Je devrais alors transcrire un
dialogue assez invraisemblable, quand mon monologue ruminant et ratiocinant
reste logique et justifié. Cependant j'observais une singulière transparence
dans sa personne. Le paysage éteint presque par la nuit, le formidable déboulis
de roches et de torrents, et les falaises torturées dans l'ombre par des filons
qui les étreignaient comme des nœuds, la sève dans le tronc, se montraient
à
travers lui, l'absorbaient. L'Autre devenait fumée, avant de m'avoir répondu.
Cependant, avant qu'il ne disparaisse en entier, j'avais eu le temps non
mesurable, mieux : j'avais eu le
moment
d'en recueillir toute la
présence, et surtout de le reconnaître : l'Autre était moi, de seize à vingt
ans. — Un pan sinueux et fantôme de ma jeunesse à moi, casanière et
éberluée, un
pan de ce voile de ma vie, flottait donc ici, dans les vapeurs roulantes du
torrent, suspendu dans ces gorges plus hautes qu'une trouée de dix Rhônes...
dans cet endroit, le plus reculé du monde pour moi, puisqu'il marquait le coude
et le retour du voyage ; ce regain de jeunesse, ce regard recueilli, et le geste
adolescent du visage, et l'inespérable charme de tous les espoirs devinés à
cette heure et que la dure réalisation étouffe un à un en choisissant
quelques-uns d'entre eux qu'elle grossit et démesure jusqu'à l’outrance,
— voilà
donc ce que j'étais venu trouver jusqu'ici.
Maintenant, l'Autre a totalement disparu ; jusqu'à
la nuit complète, et qui ne laisse aucun espoir subsister dans les yeux. Je me
souviendrai, certes, de ce que j’ai revécu dans les siens. Souvenir, comme
lui-même. Une autre étape. Un autre jalon. Si l'on redit à un enfant quelque
trait de sa première enfance, il le retient et s'en servira plus tard pour se
souvenir, réciter à son tour, et prolonger, par répétition, la durée factice.
Ici, j'ai quelque instant d'emprise directe, hors du passé périmé ; quelque
chose est revenu. — Pourquoi de si loin, et surtout, pourquoi si loin ? En
dehors de tout ce qui pouvait évoquer l'Autre, ma jeunesse ? En dehors de tout
décor familier ; car ces
monts bouleversés, et ces crêtes verticales dans le ciel dépassaient même mes
espoirs naïfs de voyage... Peut-être que les espoirs et les rêves de l'Autre
dépassaient eux-mêmes ce voyage, et que, mort d'années, et rêvant, il se
trouvait ici, comme en jouant, alors que j'ai dû y parvenir à grand-peine de mes
os ossifiés et de mon expérience même de la route ? — Il avait l'air
d'être là,
comme chez lui, plus à son aise que moi, nullement gêné par la haute montagne,
ni par le glacé du soir sur ces hauteurs, dès la tombée du soleil, ni inquiet de
l'étape du lendemain... Lui, ne m'a pas interrogé seulement sur ce que je venais
faire. M'a-t-il vu ? Je n'en sais rien. Il a semblé me négliger. Il n’a
pas su
même que je prenais possession effective, le premier homme, d'un lieu du monde
qu'il aurait à peine soupçonné... — Il n'a point paru me féliciter d'y
être
parvenu, au prix du sang, en chair et en muscles..., puisque voici maintenant
qu'il s'y promène, un peu indécis — et c'est son charme — prêt à
tout, prêt à
d'autres lieux, prêt à habiter d'autres possibles... Riche de tout ce qu'il
espère, et négligent de ce qu'il a, — car il n'a rien encore.
Je ne suis pas venu ici pour me trouver nez à nez
avec un naïf souvenir de jeunesse.... et c'est pourtant lui qui se place au
tournant et au confin ! C'est une leçon... C'est lui maintenant, c'est l'Autre
qui me donne une leçon d'expérience ! Sans doute son air détaché et désintéressé
m'apprend la vanité de ce que je suis venu rejoindre ici. Si j'avais un peu de
foi pour le petit dieu de voyage, — qui ne m'a pas quitté, — je lui
soumettrais
ce cas étonnant de conscience, ce problème de topographie dans l'espace et dans
le temps du passé... Mais je sais par avance qu'il ne fera rien que de rire un
peu plus dans son cristal doré, et que c'est justement là sa science. Je ne lui
demanderai rien de plus. Simplement, étant allé jusqu'au bout de ma course,
— je
reviendrai.
Mon visage a changé de direction en revoyant l'autre
visage. Je suis orienté sur le retour.
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26.
PEINT SUR LA SOIE MOBILE DU RETOUR, tout ce qui suit
du voyage m'apparaît désormais tout déroulé d'avance. C'est d'avance un paysage
familier, comme la ville fictive de tous les soirs que le grand Empereur
capricieux et casanier, aimant à la fois ses habitudes et de voyager, faisait
déployer à chaque étape, en l'horizon de son camp. Il y voyait là les formes des
palais, les monts et les eaux, les nuages domestiques de son ciel et de sa ville
capitale. Il donnait bien. Je puis aussi dormir à mon aise désormais ; un peu
trop : car tout ce que je verrai durant ce retour nécessaire est déjà peint et
observé. — Je sais d'avance ce que la montagne me prépare. Aucune passe
ne me
donnera plus la joie tremblante et haletante du regard par-dessus le col.
J'y
atteindrai trop posément pour être ému. Et d'ailleurs, l'autre horizon n'est
qu'un vallonnement de plus. Aucun fleuve n'imaginera de tournoiements d'une
gymnastique neuve. Ce sera de l'eau courante et voilà tout. Aucun porteur n'aura
dans son coup de rein, la révélation d'une démarche inattendue... il faudrait
pour cela des êtres moins bipèdes, et d'un mécanisme ailé pour atteindre à
quelque neuf. — La femme du pays où je vais est atteinte et captée avant
d'être
choisie et poursuivie. J'en connais d'avance le prix, l'éducation, la science et
l'intérêt — Mes sandales n'auront jamais de nouvelles formes que
celles-ci, les
meilleures, définitives et que je ne puis pas modifier, esclave de mes pieds à
cinq orteils, une sole et un talon. — La ville imaginaire a perdu ses
couleurs,
et toute invention, je la laisse désormais au plaisir de voir naïvement neuf,
sans y croire. — J'ai dit, une bonne fois, les révélations étonnantes de
la
formalisation des contours. Je crois à l'infinie diversité de ce plaisir encor,
— mais le pays où je vais ne renferme plus de formes informes autrefois
formulées par des hommes. — Je ne puis me flatter de voir venir et
m'apparaître
l'Autre à tous les carrefours et sentiers. La première rencontre fut étonnante
assez. D'autres seraient insupportables en détruisant le mystérieux adolescent
de la première, en faisant de ce fantôme rare une habitude, un besoin, un
camarade de la vie !
Et pourtant ce retour est le plus heureux possible,
puisque le Voyage et l'expérience se sont poursuivis ainsi jusqu'aux confins,
sans rappel déconcerté ; puisqu'il n'y a pas eu de déconvenue précoce ; —
et
surtout que je n'use pas pour revenir de la même route qu'à l'aller ; je ne mets
pas mes pieds dans les mêmes trous.
Ceci serait l'extrême du déplorable et du dégoût.
Revenir sur des pas déjà faits, remâcher une nourriture digérée, renâcler son
premier mugissement est toute l'image de la défection déconcertée... Certes, il
est arrivé au cours de cette route d'avoir, pour quelques jours, l'obligation
topographique ou stratégique de s'en revenir en arrière Mais ce geste est plus
grave et plus pesant qu'on ne pouvait l'imaginer. — Revoir par force, et à
l'envers, les paysages et les vallonnements et les crêtes que l'on croyait avoir
une bonne fois dépassés, est abominable. Reprendre par-derrière, l'ascension, la
montée qu'on avait abordée avec la rude franchise de la première expérience,
—
suer et peiner en montant là où se dévalait la pente, et descendre ironiquement
en glissant cette escalade obtenue par tant de beaux efforts ; cela est
insupportable et honteux.
Et cependant, bien que de telles expériences soient
rares ; bien que le retour néglige et fuie la plupart des routes anciennes et
qu'il feigne de s'avancer vers un autre imprévu et d’autres tentatives,
— le
retour est frappé de stérilité et d'ignorances. Quoi qu'il fasse, il ne saura
faire autre chose que dérouler la peinture comme sur la soie. Et s'il se dérobe,
et s'il tente d'improviser, la lassitude désabusée sera telle que son invention
ne
sera pas goûtée à sa valeur,
et que tout incident, toute aventure, s'enrobera de la saveur répugnante du déjà
vu.
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27.
L'AMI TROP FIDÈLE est celui–là qui au retour, au
départ, est encore debout sur la même place, dam le même visage et des yeux que
je cherchais de loin, et craignant de ne pas reconnaître, — et que j'ai
reconnu
sans ambages tout aussitôt. — Il m'a crié : "Tiens, tu n'as pas
changé..." ; et
comme je le regardais avec l’œil lourd du voyage mécanique et rouge
du poussier
de charbon, il a cru à de l'étonnement ou de la crainte, et a ajouté rassurant :
"Je n'ai pas changé non plus !"
C'est bien là ce que je craignais ! Je m'explique
maintenant cette prémonition douloureuse, cette angoisse constante du retour
mené jusqu'à sa fin, et dont je redoutais toujours l'explosion... Que
faudra–t–il dire à l'arrivée ? Faudra-t-il cacher mon étonnement ou
mon dépit !
— Le visage vu de loin est pour quelques secondes à peine entrevu comme
un objet
d'expertise, de claire vue, de lucidité..., le moment du retrouver est ambigu et
aigu. Ce visage, autrefois familier, est ici aperçu avec toute la nervosité
neuve et tendue par tant de choses acceptées... Pendant l'éclat du premier coup
d’œil, avant que les paupières n'aient cligné, je vois franchement
ce que je ne
savais plus depuis longtemps regarder sans habitude, sans amitié. Cette fois,
l'imaginaire se faisait douteux... et me menait bel et bien vers le réel de ce
moment prévu. La déception. L'escompté.
Ainsi, il n'a pas changé, lui... Ainsi, onze ou
douze mois, trois cents et quelques jours, des heures, et plus que tout cela,
deux ou trois moments impérissables ont passé peut-être sur lui, sans le toucher
davantage ? sans le marquer ? sans descendre assez au fond de sa vie pour que sa
dépouille vivante n'accuse point le déformé ou la révélation ! — Ainsi,
mes
lettres qui lui venaient de si loin, pleines d'espace et de terrain conquis, et
mes recherches, et les desseins avortés, les désirs aussi dont il prenait sa
part, en me répondant mot pour mot, — ceci n'a donc pas persisté, et a
passé sur
lui sans l'émouvoir ? Qu'a-t-il fait ? Je sais, d'autre part, que le sort ne l'a
pas épargné. Il a vu tomber de haut ce qu'il croyait tenir et posséder. Il a vu
s'évaporer des réalités provisoires et personnelles. Tout ceci qui s'est abattu
sur lui est donc vain ?
Il n'a pas changé ? Il ment. Cet œil gras, ce menton
et cette voix. Maigre et défait du voyage, je suis étonné par son poids. C'est
moi qui devant lui demeure timide. Je réponds en écho bien appris :
— Oui, tu es toujours le même.
Il m’accepte alors, et m'emmène, satisfait.
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28.
POUR CONCLURE... car il faut oser conclure. Ce
voyage, imaginaire d'abord, est devenu un fait, avec son départ et l'hypothèse
mouvante. Il a marché. Il s'est déroulé ; comme un fait, il est arrivé. Il y a
là quelque chose de
parfait
, d'achevé, indépendant de tout, indépendant
comme l'aiguille sur le cadran, tournant exactement son heure sans s'inquiéter
des actes dont l'homme la remplit. Le voyage a donc marché de son pas
implacable. Il faut reconnaître que là, le réel s'est laissé bien entourer.
J’ai
eu raison contre les doutes, les tâtonnements, les ignorances. Parti de ce
point, je suis arrivé à celui-là, et de retour, dans cette immobilité acquise,
je puis maintenant expertiser ce que j'ai vu et chercher un sens à l'aventure.
J'ai au moins appris sur la route à donner quelque importance à l'auberge
acquise. La conclusion n'est plus un jeu imaginaire, mais l'image du succès.
Jouis de l'effort, comme tel, mais fouette-le
jusqu'au moment où il passe l'obstacle et t'apporte au domicile choisi. Ce
voyage aura donc nécessairement un retour, un objet, une parole définitive.
—
Le premier point à résoudre se pose de lui-même
ainsi et se résout : ce voyage a été heureux, puisqu'il fut, qu'il partit et
qu'il parvint. Mais moi-même, ai-je été heureux en ce voyage ? Quelle est ma
part de bonheur due au voyage ? Même, suis-je heureux ?
Que cette question puisse même se formuler, et l'on
dira qu'il faut d'emblée répondre non... Le bonheur impérieux, le seul dont la
conquête est digne, la volupté de l'heure et de l'objet, ne laissent ni le répit
ni le goût de se poser telle interrogation. L'heure du retour n'est donc pas
voluptueuse au point de se suffire et de se combler. Est-elle, encore une fois,
heureuse ? Pour répondre, je dois me fixer et avouer mon attitude en face du
bonheur.
Elle n'est pas franche. Je ne sais boire et jouir
sans goûter, Je ne sais pas voir sans regarder un peu trop, ni entendre sans
écouter, ni sentir sans me reculer pour mieux sentir. Et depuis longtemps j'ai
coutume de qualifier l'événement non pas en raison de sa vertu, de sa couleur
actuelle et spontanée, mais en rapport de ce que je l'imaginais ou non. Toute
acquisition neuve est heureuse ; tout enrichissement prévu a rarement le don de
dépasser ce que j'avais décidé qu'il serait. Or, ceci, qui me dispense de juger
ce voyage d'un mot, ou qui rendrait suspect un jugement unique sur ce voyage,
est précisément le mode d'expertise le seul utilisable ici puisque la même
interrogation, en somme, la même question fut le départ et la raison de ce
voyage, et que la même recherche — posée dès les premières lignes sous une
expression équivalente — fait indiscontinûment la vraie
trame de ceci, mêlée à toutes les étapes, et toujours à tous les mots dont
parfois le chancelant s'explique.
Pour répondre, je ne saurai donc mieux faire que,
sans revenir en arrière, me reporter à chaque instant de ce livre, et voir, pour
chaque ligne si la dose de beauté, de valeur, que me rendit le réel, surpassa ou
non la promesse imaginaire, ce qui est mêlé à tous les mots. J'aurais ainsi une
ligne sinueuse, brisée, cassée, arabesque cisaillée d'à-coups, parfois noble
comme une parabole, parfois enfuie vers les irrationnels, mais qui, en comparant
ponctuellement l'écart entre l'attendu, le désiré et le trouvé, le rendu,
—
pourra me fixer avec une ironique et impassible précision. — De même qu'un
voyage se compose de pas, de même la somme du bonheur incluse ici est possible à
connaître si je la fragmente à l’extrême.
Impossible, en revanche, à exprimer d'un seul mot,
oui ou non, grande ou petite. Je renonce gaiement à savoir si je fus heureux ou
non, même si de cette opposition constante entre les deux je suis heureux... Car
déjà, de cette opposition constante entre les deux mondes s'est tirée une autre
leçon. Un autre gain ; une acquisition impérissable : un acquêt de plaisir du
Divers que nulle table des valeurs dites humaines ne pourrait amoindrir.
C'est qu'en effet, partout où le contact ou le choc
s'est produit, avant toute expertise des valeurs en présence, s'est manifestée
la valeur du divers. Avant de songer aux résultats, j'ai senti le choc ainsi
qu'une beauté immédiate, inattaquable à ceux qui la connaissent. Dans ces
centaines de rencontres quotidiennes entre l'Imaginaire et le Réel, j’ai
été
moins retentissant à l'un d'entre eux, qu'attentif à leur opposition. —
J'avais
à me prononcer entre le marteau et la cloche. J'avoue, maintenant, avoir surtout
recueilli le son. Parmi le désabusé, le déconcerté, ou au contraire l'émerveillé
de chacun de ces mots ou de ces chapitres, je notais, en dégustant
silencieusement la musique, ironique et intime, que faisaient les deux mondes
délibérément opposés. Je puis l'avouer maintenant : je n'ai pas été dupe ; ni du
voyage, ni de moi. – Sans doute, ce livre gardera son titre équivoque, ou
plutôt
son parti pris d'
Équipée
, malgré l'aveu d'avoir surpris ou obtenu le Réel
dans une valeur parfois équipotentielle. Qu'il n'ait pas été absorbé ; qu'il ait
tenu bon ; qu'il n'ait pas été victorieux non plus..., ce qui pourrait faire
croire que l'on avoue avoir compromis ou fourvoyé l'Imaginaire dans les sentiers
du Réel. C'est qu'il n'est pas possible de le nier. Cependant, au-delà de tout
au-delà du bonheur ou du satisfait, au-delà de la justice et de l'ordre...
demeure la certitude que voici : la justification d'une loi posée de
l'exotisme — de ce qui est autre — comme d'une esthétique du
divers.
Mais il faut s'entendre : le Divers dont il s'agit
ici est fondamental. L'exotisme n'est pas celui que le mot a déjà tant de fois
prostitué. L'exotisme est tout ce qui est Autre. Jouir de lui est apprendre à
déguster le Divers. Enfin, ayant, comme il faut, apprécié le choc, je me
demande, et ceci est la
dernière question péremptoire, si, du choc n'a pas jailli quelque
étincelle…
Peut-être celle-ci.
Je me garde d'une confusion sur les mots. Le Réel
n'a rien voulu dire ici que ce qui s'oppose au jeu pur de la pensée ; ce qu'on
touche, ce qu'on voit et flaire, ce qu'on mesure, ce qu'on sent. Le débat a lieu
entre ces deux exclusives données...
Mais, entre elles, plus vastes qu'elles, plus larges
qu'elles, existe sans doute une chose. Celle-là, non touchée par l'expérience,
celle-là, indicible, échappant à toute emprise, et unissant ces contradictoires
dont tout ceci n'est qu'épisodes de combats. Je ne puis songer à le définir.
Sitôt défini, un scrupule, je sais bien, me prendrait : si
l’Être
était
autre
que je viens de le dire... ; et de nouveau, la loi d'un exotisme
universel et victorieux m'arrêterait... — Je crois donc que ceci
d'entrevu, comme une vision rapide à la lueur du choc, n'est pas dicible par des
mots ; mais sous un symbole par exemple figuré de la sorte. — Puisque le
débat
s'est mené et prolongé jusqu'en Chine, c'est à la Chine que j'emprunterai le
sceau formel et l’arrêt du débat ; — c'est la plus chinoise des
dynasties, la
grande ère des Han, qui le fournira sous ces traits :
Deux bêtes opposées, museau à museau, mais se
disputant une pièce de monnaie d'un règne illisible. La bête de gauche est un
dragon frémissant, non pas contourné en spires chinoises décadentes, mais
vibrant dans ses ailes courtes et toutes ses écailles jusqu'aux griffes : c'est
l'Imaginaire dans son style discret. La bête de droite est un long tigre souple
et cambré, musclé et tendu, bien membré dans sa sexualité puissante : le Réel,
toujours sûr de lui.
Ceci est exact autant qu'un symbole peut l'être. Un
symbole emprunté comme il convient à la Chine antique, — pays où se
déroulaient
l'expérience et le débat. Quoi de plus juste ? — Ce symbole n'a peut-être
rien
de commun avec ce qu'il prétendait signifier. C'est le sort de bien des
symboles... Maintenant, chacun peut choisir et retomber dans sa bête familière,
soit le
monstre, soit le quadrupède sexué. L'homme est absent de ceci, et toute la
sentimentalité humaine. Le dieu ? négligé, depuis longtemps. Reste l'objet que
les deux bêtes se disputent. —
C'est un cercle... qu'encastre un carré. Quadrature
? Un anneau, un serpent symbolique, un symbole géométrique, le Retour éternel ?
L'équivalence de tout, l’Impossible, l'Absolu ? Tout est permis... Je
crois
plutôt à la figuration d'une simple monnaie, la sapèque chinoise, ronde, percée
d'un trou carré... Mais ceci est l'interprétation historique grossière...
L'objet que ces deux bêtes se disputent, — l'être en un mot — reste
fièrement
inconnu.
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