Victor Segalen, Equipée

 

 

9.

LE FLEUVE DISPUTE À LA MONTAGNE d'avoir inspiré tant de poètes... Le fleuve, bien plus que la montagne, semble posséder son existence symbolique et sa personnalité. Il est simple, et part d'une source et s'en va par des détours nombreux très infailliblement à la mer. C'est du moins ce que pensaient tous les poètes, et quelques prosateurs moralistes : "Les vertus se perdent dans l'intérêt, comme les fleuves, etc." Mais mil huit cent seize ans avant cet aphorisme, déjà périmé, un historien de la Chine prêtait à un ambassadeur cette image : "L'Eau du Fleuve vénère, et au bout de sa course, va saluer l'Eau de l'Océan. De même je viens saluer Votre Grandeur, Vaste comme la Mer." Depuis lors, des voyages plus précis, ou encore des variations dans l'humidité des climats ont montré que tous les fleuves ne s'en vont pas infailliblement à la mer. Le Tarim est le drain malheureux d'un bassin clos. Nourri de sources logées dans les hautes altitudes, il inonde largement des prairies, dans l'Asie centrale, et finit lamentablement par se perdre dans les sables.

Ceci dit, il faut reconnaître que le fleuve, bien plus que la mer, est un lieu poétique par excellence. Un poète ne s'improvise pas un marin ; — lesquels ont déjà leurs habitudes, leur vocabulaire, leurs usages dans les mots, dans les gestes pratiques ou lyriques. Un peintre, qui happe d'un coup d’œil les manies d'un homme en mouvement, est souvent bien ridicule à saisir le gonflement de la peau de la mer, et reste longtemps impuissant à voir dans sa véritable allure, un bateau. Mais le Fleuve, par son existence fluidique, ordonnée, contenue, donnant l'impression de la Cause, du Désir, est accessible à tous les amants de la vie. Là-dessus, l'ignorance marine est pardonnable. Il n'y a plus de houle ni de vents réguliers, pas de courants plats et bleus, mais un "sens", indépendant des cardinaux, et, de toute part, des mouvements d'eaux oui tiennent bien plus du courant et du remous aérien, que de la pulsation formidable, connue, de la grande Marine.

Le fleuve est plus moral que la mer "informe et multiforme". On peut même, si l'on vise à son embouchure, lui prêter un "vouloir vaincre" des montagnes. Quand on le suit, si l'embouchure, comme il en arrive maintenant, est connue, on est certain d'arriver au but avec lui, d'arriver paresseusement au but avec lui.

C'est un des points où le Réel et l'Imaginaire ne s'opposent pas, véritablement, mais s'accordent. — J'ai dit, j'ai senti, j'ai sué déjà sur ces mots : que l'ascension trop dure n'allège plus et n'est pas un envol dans les cieux. Mais, pilotes du Yangs-tseu et Poètes s'accorderont toujours sur les deux mouvements suivants : la Descente, au fil de l'eau, est un enchantement paresseux, délicat et bref, parfois périlleux au-delà de tout effort. — La remontée "à la cordelle", le bateau halé durement par trois cents coolies maigres et nus qui piétinent, est un sport, une aventure non moins reposante pour l'habitant de la jonque, mais d'une image, d'une sensation toute différente. Qu'on fasse de ses mains l'effort ou non, le sens du fleuve est bien là : d'abord, l'eau qui mène tout, le femelle abandon de tout son corps à quelque chose de plus grand que soi, de plus long que soi, dont les secousses ne se commandent pas mais se subissent. — Et, s'il s'agit de remontée, la domination mâle, obstinée, de l'élément eau redevenu femme et fluide, souple et fugitive, et, sur la poitrine et le bateau le bouillonnement des milliers de petites luttes, sans cesse gagnées.

Le plus extraordinaire des visionnaires marins, Arthur Rimbaud, dont le Bateau ivre n'a pas une défaillance marine, a néanmoins passé très vite sur le Fleuve. Et pourtant, sans jamais s'être mêlé aux mariniers du Rhône, sans jamais avoir porté la vareuse et le béret, il a dit sur les fleuves, le premier mot qui devait être dit : "Impassible."

Comme je descendais des fleuves...

En effet, la première discrétion à garder pour le Fleuve serait peut-être de ne pas l'affubler de sentiments humains, et ne pas lui prêter de souffrances inutiles : le Fleuve ne "bat pas" une rive, mais la lèche en bruissant de joie hydrodynamique ; le Fleuve ne "tend" pas vers la mer, qu'il ignore, mais à tout instant jouit dans sa descente, qu'il peut croire éternelle. Le Fleuve pur et de saveur douce serait peut-être bien malheureux d'apprendre qu'il est destiné à la vaste saumure, à la dissolution béante dans la mer saumâtre. Et il n'est pas bon de le rendre fier de ses origines, que le tarissement accidentel d'une source peut changer.

Le Fleuve possède aussi cette qualité lyrique par excellence, qui est l'expression volubile de soi, et la superbe ignorance de tout ce qui n'est pas soi. — Le Fleuve se tord et se roule et se pousse avec un bruit continu. Le Fleuve méconnaît et nie qu'il y ait d'autres fleuves à côté de lui, et recevant toutes les eaux qu'il puisse jamais connaître, il peut se croire unique au centre d'un univers enceint de montagnes. C'est le seul des grands Éléments naturels qui ne soit jamais opposé ou combattu par ses frères : les houles se pénètrent et doivent composer leurs mouvements, dans la mer ; il y a des remous et "des vents" variables dans le Vent.

La Montagne ne se campe jamais, unique à perte de vue, dans la Plaine. Elle doit lutter d'altitude avec les autres monts qui l'épaulent et qui se résolvent en pénéplaine. Le Fleuve n'est jamais exposé à se rencontrer un semblable, ou bien l'un des deux boirait l'autre et serait longtemps devenu "le seul Fleuve". La communication des bassins ne peut se faire que par écluses artificielles et sacrilèges contre la pesanteur. C'est ainsi que le beau et poétique sentiment d'Orgueil prêté aux cours d'eau par des littérateurs, ne se dément même pas à l'expertise géographique.

Ceci, à peine senti sur la carte, ou bien, devenu notion colorée sur du papier, se justifie pas à pas sur le terrain, dans l'effort et dans la joie du corps. C'est pourquoi le franchissement allègre d'une Passe, dans les Montagnes, le passage d'un Col, n'est pas seulement le Passage symbolique de la "ligne de Partage". — Quand, remontant le torrent qui bruit, s'étrangle, s'épuise dans son bruit, on bascule joyeusement sur cet autre versant et qu'on y retrouve l'eau, le bruit, la descente, c'est véritablement l'autre monde, un autre monde qu'on habite. Le vaste territoire chinois est excellent pour cette expertise ; et le passage d'un bassin à l'autre est véritablement symbolique d'un très grand changement. Écrivons posément ceci : que, dans le superbe massif d'où les grands Cours d'eau chinois se disjoignent, il est un lieu, à peine large de cent kilomètres, d'où les Fleuves Jaune et Bleu se séparent, l'un tournant furieusement au nord, vers la Mongolie sibérienne, l'autre se précipitant vers le sud des tropiques, des banyans, des vallées foisonnantes d'odeurs vertes dans les sous-bois ; le Jaune ensuite va s'étaler à plat sur la terre jaune classique de la Chine ancienne, et nourrir et abreuver les chevaux fougueux et puissants de la Grande Millénaire, et finit dans l'inconnu variable et sableux ; tantôt dans la mer Jaune, comme lui, parfois dans le golfe du Tche-li, et c'est comme si le Rhin empruntait un estuaire à l'Aquitaine. — Le Bleu est plus fixe, et n'hésite pas à servir de port, au moyen d'une petite rivière adventice, au Shanghai américain. Si bien qu'on pourrait hésiter sur le sort d'un bois flottant, qui s'en irait rigoureusement passer dans la Beauté des anciens âges, ou par le proxénétisme marchand des villes à gros gains, dont le bonheur, au bout de l'année, se figure par un bilan... Là aussi, le sujet poétique se confond avec l'hydrographique...

Et, pour l'un et l'autre, le Réel pose sa sanction ; la barrière ; le moyen critique. — Il faut prévoir et connaître les cours, à la Banque ; il faut prévoir et connaître les courants du fleuve pour éviter, ou la faillite, ou la noyade. Et le Fleuve n'a pas que son cours, que son train journalier, là où le batelier médiocre et paresseux suffit (et c'est la meilleure qualité fonctionnaire que d'être quotidien et moyen dans son effort). Tout change si l'on passe aux crises, aux décisions personnelles et vives à prendre, aux "Rapides" à descendre, sans boire ni crever sa jonque sur les roches...

Ici, le fait est à l'égal de l'idée haute que l'on peut s'en former. On imagine, sur quelques mots, ce qu'est un "rapide" : le lit étranglé se soulève, forme seuil et goulot plus étroit, à travers quoi le fleuve, très alenti dessus et dessous, doit passer avec une vitesse bouillonnante. Un rapide est beau par le profil des gorges et des pentes où, le plus souvent, il gît. Il y a des éléments paradoxaux : la pente insensible du fleuve se change en perte de hauteur sensible... on voit la déclivité, il y a, non pas chute, mais un incliné glissant, une surface triangulaire, une "langue" d'eau vive, polie comme de l'acier, filant à douze nœuds, et dardant sa pointe au milieu des remous et tourbillons. Des deux côtés, les contre-courants remontent en luttant. Là-dedans, là-dessous, des débats dans l'eau sourde viennent crever à la surface comme des grosses méduses ou des bulles de pétards énormes : l'eau a pris le fond comme tremplin, et surjaillit en elle-même...

Voilà ce que d'avance on peut espérer sentir au passage. C'est encore mieux que cela. Il y a tout cela, tous ces mouvements, et la communication directe des mouvements. Il y a surtout une fraîcheur au visage, que la construction imaginaire du sport ne permettait pas de sentir ; la brise naît du calme et se lève tout d'un coup lorsque l'on passe du recueillement d'amont à la grande accélération emportée de la "langue". Et c'est un tohu-bohu, un désarroi, un pugilat sans pareil quand les remous en chandelles, les tourbillons et les girandoles viennent secouer et "tosser" de leurs coups contradictoires les planches plates du sampan... Vraiment, on " n’imaginait " pas cela ...

Et cependant, de la notion recueillie, immobile, apprise, de la leçon , on peut, sur le Fleuve, passer à l'expérience vive, sans déception, ou du moins, la chose, par hasard peut-être, a pu arriver une fois.

Le rapide du Sin-t'an, qu'il me restait à descendre sans jamais l'avoir remonté, est triple, et la manœuvre triplement difficile. Une première passe, tout près de la rive droite, en eau profonde. À trois cents mètres dessous, une autre passe, mais toute à gauche. De l'une à l'autre, de l'eau qui se hâte, non pas en diagonale, mais selon une ligne oblique et terriblement brisée. juste dessus les roches. D'avance, un vieux pilote chinois m'explique, promenant un pinceau maladroit sur le plancher de la jonque : "Que les grosses jonques et les sampans ne peuvent, ici, adopter la même manœuvre." Qu'est-ce qui est indispensable : ne pas se laisser porter sur les roches peu couvertes, où toute l'eau vient tournoyer... Si elles découvrent, rien à craindre, car alors l'eau brise là-dessus et forme matelas, et d'elle-même (comme les grands courriers du canal de Suez) elle épouse, tempère la forme de l'obstacle, et aide à la boire, par son incompressibilité sur l'avant. Mais, en cette saison, en ce régime, elles ne découvrent pas... Les grosses jonques doivent alors franchir le premier rapide non pas l'avant en avant, mais sur le flanc, en se laissant dépaler de travers ; alors elles sont prêtes à faire "avant" de tous leurs avirons, et ne perdent pas de temps à virer, Elles utilisent jusqu'au dernier pied l'espace qu'elles ont à courir et se présentent ainsi, au second rapide, en bonne condition...

 — Et les sampans ?

Il parait que les sampans, faits, comme l'indique leur nom, de trois planches (san-p'an), doivent à leur petitesse de pouvoir évoluer à temps et ne font pas de manœuvres spéciales.

Or, il s'est fait que le sampan de location adjoint à la jonque vient de couler non point par accident mais par usure. Il est, sous couvert de finances, remplacé par un bateau plus solide, officiel et guerrier, un bateau à cinq planches, un "wou-pan", dont l'équipage, de trois hommes, est pompeusement vêtu d'uniformes bleus à festons rouges C'est là-dessus qu'il sera plaisant de descendre le triple rapide compliqué.

Et il se fait encore, brusquement, que le pilote du wou-pan, profitant de l'accalmie avant le rapide, en faisant griller un peu trop de la poudre à feux d'artifice dans une marmite percée comme une écumoire, vient de tout s'envoyer par la figure, et se tord au fond du bateau, aveuglé, brûlé, décapé à vif, roussi jusqu'au noir, ne pouvant même pas pleurer...

C'est alors que le rapide se présente, que l'on est pris déjà dans l'accélération qui précède la langue. On est au point où nulle machine ne peut plus battre arrière, où il faut passer coûte que coûte, ou crever ; crever la jonque et se noyer dans l'eau douce, dans l'eau trouble et sale qui se revomit sans cesse en roulant... Impossible de compter sur les deux mariniers d'avant : ce sont des gens du haut fleuve, à deux cents lieues de là — ils poussent durement l'aviron et savent que leur fonction se résume à cela, Pour le reste... eh bien, le pilote fait le reste ... Ils ne savent rien du reste…

Je dois faire le pilote, puisque je sais quelque chose du rapide... Je sais bien (et je me récite la leçon, à l'état de leçon) que le Sin-t'an se compose de trois rapides... que le premier, s'il s'agit d'une grosse jonque, se passe en plein sur le flanc, ou l'avant debout si c’est un sampan. Mais "nous" ne sommes ni jonque ni sampan... nous avons "cinq planches", quoi faire ?  Prendre "la moyenne" ? Médiocre. L'attitude des plus grosses ? Grossier. Essayons de faire le sampan. Et je suis debout sur l'arrière, les deux mains au manche du "sao".

Le "sao", son nom l'indique, balaie le fleuve, et c'est un admirable instrument. La traduction "godille" est fausse, puisque le "sao" n'aide pas à la propulsion, mais gouverne. Le mot gouvernail, ou "aviron de queue", est insuffisant, car il est plus fort, plus équilibré par le caillou ficelé près du manche, plus long, plus énergique, plus sensible enfin que cet instrument.

Je suis donc debout, "au sao". Je sais bien, je sens bien que dès lors, je ne vais rien perdre de tous les mouvements frémissants du fleuve. La "peau du fleuve" ne frétillera point, le fleuve sous le ventre du wou-pan ne se musclera point que je n'aie senti avant lui, au friselis léger de sa peau, tous les mouvements qu'il va faire...

D'un seul coup de sao, dont le bois vibre, j'ai donc mis le "wou-pan" en plein courant... Le premier rapide m'enlève, me dépasse, et me jette dans les eaux courantes filant trop droit vers le but que je connais : les roches découvertes... Je sais qu'il faut tourner en grand sur bâbord... Donc le sao tout à tribord, et je tire sur le manche, dans le bruit de l'eau, dans l'élan qui, m'entraînant à droite, emmène le bateau sur la gauche, et la pierre continue sa course et menace de me jeter à l'eau... jusqu'au coup dur…C'est l’amarre du sao qui rappelle, et m'avertit que tout effort ne doit pas dépasser sa limite.

Le bateau semble filer en bonne direction. Sans doute il faut tenir la composante entre la vitesse du fleuve, marquée par le défilé de la rive, et la vitesse propre du bateau. Il semble que celui-ci gagne sur l'autre, et, que l'on va gagner sur la pointe... Mais tout d'un coup, tout s'en vient donner dans des remous, dans les tourbillons non prévus, dans des mouvements d'eau que le pilote ne m'a jamais appris. Je ne puis interpeller les deux barquiers d'avant. Ils souquent du mouvement régulier de la bonne conscience...

Et puis le remous devient extrême : j'hésite... je donne des coups de sao sans conviction ; je n'ai pas encore le maniement dans les bras, et, contradictoires, ils s'annulent... J'essaie de me souvenir de la leçon. Il faut bien, pourtant, doubler ce rocher là-bas. Si je n'y atteins, si le fleuve qui me porte droit sur lui est plus vif que moi..., nous sommes dessus, moi, le bateau, le brûlé et les deux mariniers. Ceux-là, pleins de confiance en le maître Européen, nagent toujours sans hésitation... le fleuve est plat en apparence, mais la rive défile terriblement vite. Je me souviens qu'il faut d'abord de la vitesse, pour bien gouverner. — Je crie "vite", et les deux bons bougres se cabrent sous l'ordre et font crisser leurs tolets. Ça va déjà mieux. Mais non. Voilà les remous qui me prennent. Une gifle d'eau sur l'avant me renvoie vers la droite, et dans le plein tourbillon ; la vitesse ne sert plus de rien ; et les deux autres qui forcent toujours, comme des fous ou des gens de bonne foi ! Le bateau fait un tête-à-cul et le panorama brouillé des gorges rocheuses a changé autour de moi, semble-t-il. J'ai senti en pleine figure la gifle de l'eau sur la joue du bateau ; et la valse ridicule devient un vertige des yeux et de la tête où passe le regret cuisant d'avoir tenté ce que je ne pouvais faire... C'est la danse bien ivre des scrupules et des doutes : il fallait manœuvrer comme une jonque ! — Sois prudent ! — Il valait mieux ne pas passer du tout... Me voilà bien noyé d'avance, j'imagine complaisamment l'état d'esprit du noyé ! — "On revoit toute sa vie "… des choses étonnantes... mais je ne serai pas noyé. Je vais me concasser la tête, sur la roche, qui m'arrive dessus, à dix nœuds... droit devant, puis de nouveau le tour est complet... Alors, si pourtant, on pouvait passer ? Les gens sur l'avant sont infatigables et ne bronchent pas. Ils ont confiance. Ou bien ils ne voient rien... Si l'on passait... Je suis déjà dans les remous des roches, l'avant droit sur le caillou, à dix longueurs de la coupure, très loin sur la gauche... Alors, un dernier espoir, et tout à gauche, en tirant sur le sao.

Non ! je ne sais comment je me suis rué, le poussant de toutes mes forces, les pieds nus sur le bordé clapotant. J'ai donné un grand coup de sao qui a fait venir en grand sur la droite, et tout d'un coup très sûr de moi, j'ai vu le bateau filer à deux doigts des pierres, sauter dans une volute, se recevoir en vibrant, et nager enfin en eau profonde, ayant passé, sans savoir lui-même comment, par un chenal intermédiaire, une passe non reconnue... Les hommes ne se sont pas retournés : je les arrête. Ils s'épongent dans un repos calme : ils ne savent pas combien nous l'avons échappé belle : celui-là seul qui geint encore au fond du bateau, pourrait en témoigner, s'il avait vu !

Mais je reste un long temps sans pouvoir me l'expliquer à moi-même. Pourquoi, au lieu de lutter jusqu'au bout selon la leçon apprise, j'ai tout d'un coup et si fort à propos renversé la barre, paradoxalement, par bravade ? Non. Je n'ai pas mieux à me répondre que : "par instinct". À ce moment, digne de l'illumination légendaire du noyé, j'ai "compris" que réciter l'appris était la mort, qu'il fallait brusquer, inventer, même au prix d'une autre mort. Le passage était invisible, mais je jure avoir pressenti quelque chose, peut-être aux mouvements profonds du sao, peut-être à un frémissement incalculable de l'eau, — qu'il y avait mieux et plus inconnu à faire...

Voici, pris sur le vif, la juxtaposition des deux Contraires : l'imaginé ou l'enseigné ; et la pierre d'achoppement ou de naufrage, le Réel. — Entre les deux, non commandé, non ordonné, la Bête brute de l'Instinct — sauveteur, souple comme l'eau caressante, avisé comme un paysan, matois comme un chat sorti on ne sait de quelles caves ou de quels souterrains, vient interposer son à propos et son énigme. La leçon est bonne.

Et le fleuve continue son cours. Le brûlé persiste à geindre, les mariniers reprennent leurs rames, et chantent. Je vis avec satisfaction.

 
 
 

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