7.
ME VOICI ENFIN A PIED-D'OEUVRE, au pied du mont
qu'il faut gravir. J'entends
souffler
de grands mots assomptionnels ; et
le vent des cimes, et la contemplation de la vallée, la conquête de la hauteur,
le coup d'aile... Cette exaltation vaudra-t-elle, à l'expertise, un seul coup de
jambes sur le roc ? Je suis bel et bien au pied du mont. Du poète ou de
l'alpiniste, lequel portera l'autre ou s'essoufflera le plus vite ?
Déjà je m'aperçois que l'un et l'autre ont été
prévenus, dépassés, devancés. Cette montagne a déjà servi. La vierge cime n'est
plus impénétrée. Beau début pour le poète, qui, laissé libre, renâclerait tout
aussitôt. N'importe : l'autre marche et va bon train dans le sentier. Le
sentier, qui ne monte nullement tout d'abord, mais revient vers la vallée. Il
faut donc accepter la route piétinée, même descendante, — car il n'y en a
point
d'autre, mais déjà elle se relève et prend un élan recueilli. Que c'est
allégeant de monter, de sentir le poids du corps soupesé, lancé, gagné à chaque
pas... Même je le lance un peu plus fort et un peu plus haut qu'il n'est
besoin...
Et pourquoi ne pas monter tout d'un coup et courir
tout d'une traite ? et d'un bon coup de talon dompter l'obstacle élastique et
portant ? L'idée, en est si bonne que je la suis, et perds le chemin. Je me
débats dans des buissons piquants où les clochettes des mules méthodiques me
rejoignent. À
cent pas d'ici, sur la bonne route, les mules montent, passent et s'en vont de
leur effort quotidien : deux cents livres, douze heures durant ; et je ne porte
rien que mon corps. Je n'ai aucune grâce à sauter ainsi à l'aventure. Je les
suivrai.
Mais, où vont-elles ? La cime à surmonter est droit
au sud... et les voilà pointant vers des cardinaux moins nobles... J'arrête net
tout le convoi.
— Où va-t-on ?
Et le chef des muletiers me montre bien le sud, que
couronne le grand astre de midi.
— Alors, pourquoi pas droit au sud ?
Il ne sourit pas et disparaît obliquement. Il prend
l'obstacle à la détournée... Le laisser aller ? Lui dire qu'il me trompe dans
mon jeu franc ? Qu'il tourne le problème pour lequel je me suis rendu ici ?
"Se rendre !" N'interrogeons plus les mots ou bien
ils crèveront de rire d'avoir été gonflés de tant de sens encombrants... Cet
homme s'en va noblement par ses chemins tortueux... Mais j'imaginais tout autre
la domination divine de la montagne : jeter un pont d'air brillant de glace et
planer en respirant si puissamment que chaque haleinée soulève et porte... Je
n'en suis pas encore là...
J'ai peut-être confondu des verbes différents :
"ascension, assomption..." ? Quel jeu médiocre de mots ! Une majuscule... un
radical et voici les mêmes syllabes qui peignent l'envolée aux Cieux d'un dieu
désincarné, enlevant d'un jet son corps glorieux pendant qu'une dalle de tombeau
se renverse, et que des soldats casqués se frottent les paupières. et que dire
de l'autre : assomption !
Je dois témoigner pourtant que les mots comme tous
autres ont leur vertu allégeante. Cependant que je les rumine, ils ont manifesté
vraiment la valeur de leurs fonctions antiques... Me voici, sans m'en douter,
beaucoup plus haut qu’au départ.
Pour en être certain, il me faut consulter le
baromètre. Cette grosse montre sans heures sera désormais le témoin de mes
"élévations". Il marque 2 700. Je suis parti de 520. Je sais d'avance qu'il faut
atteindre 3 003. La préciosité méticuleuse de ces chiffres me déconcerte.
Cependant je ne puis m'en détacher. Ce n'est plus la route devant moi, ni la
vallée peut-être splendide et que je ne verrai plus ; — mais le cadran
bien
divisé que je regarde et dévisage à presque chaque pas. Il n'y a plus que 200...
plus que 150... plus que 130... ceci est mécanique et précis. En même temps, mon
cœur, ma poitrine et ma tête oscillante ont compris le jeu de la montée et
mesurent juste leur régime.
J'entends à peine le cœur me battre dans les tempes.
Je souffle moins, et je ne pense presque plus. Les genoux, et les cuisses, qui
avaient tout d'un coup pris une importance énorme, redeviennent poulies
glissantes et lanières vivantes. — Et mes yeux, détournés de voir,
s'intéressent
exclusivement aux mouvements cycliques, horaire de gare, banal indicateur d'une
aiguille sur un
cadran... et si, pour m'en affranchir, je renverse le cou sur la nuque —
mouvement inutile et douloureux — pour essayer de deviner où je vais... je
n'aperçois qu'un fouillis de fourrés, sur un plan vert concave, entouré de tous
côtés par des hauteurs peut-être dominées par d'autres... sans plus de traces de
but ni de sentier... ni du point d'où je pourrai, — parvenu à l'autre
versant, —
jeter enfin ce regard par-dessus le col...
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