Victor Segalen, Equipée

 

 

7.

ME VOICI ENFIN A PIED-D'OEUVRE, au pied du mont qu'il faut gravir. J'entends souffler de grands mots assomptionnels ; et le vent des cimes, et la contemplation de la vallée, la conquête de la hauteur, le coup d'aile... Cette exaltation vaudra-t-elle, à l'expertise, un seul coup de jambes sur le roc ? Je suis bel et bien au pied du mont. Du poète ou de l'alpiniste, lequel portera l'autre ou s'essoufflera le plus vite ?

Déjà je m'aperçois que l'un et l'autre ont été prévenus, dépassés, devancés. Cette montagne a déjà servi. La vierge cime n'est plus impénétrée. Beau début pour le poète, qui, laissé libre, renâclerait tout aussitôt. N'importe : l'autre marche et va bon train dans le sentier. Le sentier, qui ne monte nullement tout d'abord, mais revient vers la vallée. Il faut donc accepter la route piétinée, même descendante, — car il n'y en a point d'autre, mais déjà elle se relève et prend un élan recueilli. Que c'est allégeant de monter, de sentir le poids du corps soupesé, lancé, gagné à chaque pas... Même je le lance un peu plus fort et un peu plus haut qu'il n'est besoin...

Et pourquoi ne pas monter tout d'un coup et courir tout d'une traite ? et d'un bon coup de talon dompter l'obstacle élastique et portant ? L'idée, en est si bonne que je la suis, et perds le chemin. Je me débats dans des buissons piquants où les clochettes des mules méthodiques me rejoignent. À cent pas d'ici, sur la bonne route, les mules montent, passent et s'en vont de leur effort quotidien : deux cents livres, douze heures durant ; et je ne porte rien que mon corps. Je n'ai aucune grâce à sauter ainsi à l'aventure. Je les suivrai.

Mais, où vont-elles ? La cime à surmonter est droit au sud... et les voilà pointant vers des cardinaux moins nobles... J'arrête net tout le convoi.

 — Où va-t-on ?

Et le chef des muletiers me montre bien le sud, que couronne le grand astre de midi.

 — Alors, pourquoi pas droit au sud ?

Il ne sourit pas et disparaît obliquement. Il prend l'obstacle à la détournée... Le laisser aller ? Lui dire qu'il me trompe dans mon jeu franc ? Qu'il tourne le problème pour lequel je me suis rendu ici ?

"Se rendre !" N'interrogeons plus les mots ou bien ils crèveront de rire d'avoir été gonflés de tant de sens encombrants... Cet homme s'en va noblement par ses chemins tortueux... Mais j'imaginais tout autre la domination divine de la montagne : jeter un pont d'air brillant de glace et planer en respirant si puissamment que chaque haleinée soulève et porte... Je n'en suis pas encore là...

J'ai peut-être confondu des verbes différents : "ascension, assomption..." ? Quel jeu médiocre de mots ! Une majuscule... un radical et voici les mêmes syllabes qui peignent l'envolée aux Cieux d'un dieu désincarné, enlevant d'un jet son corps glorieux pendant qu'une dalle de tombeau se renverse, et que des soldats casqués se frottent les paupières. et que dire de l'autre : assomption !

Je dois témoigner pourtant que les mots comme tous autres ont leur vertu allégeante. Cependant que je les rumine, ils ont manifesté vraiment la valeur de leurs fonctions antiques... Me voici, sans m'en douter, beaucoup plus haut qu’au départ.

Pour en être certain, il me faut consulter le baromètre. Cette grosse montre sans heures sera désormais le témoin de mes "élévations". Il marque 2 700. Je suis parti de 520. Je sais d'avance qu'il faut atteindre 3 003. La préciosité méticuleuse de ces chiffres me déconcerte. Cependant je ne puis m'en détacher. Ce n'est plus la route devant moi, ni la vallée peut-être splendide et que je ne verrai plus ; — mais le cadran bien divisé que je regarde et dévisage à presque chaque pas. Il n'y a plus que 200... plus que 150... plus que 130... ceci est mécanique et précis. En même temps, mon cœur, ma poitrine et ma tête oscillante ont compris le jeu de la montée et mesurent juste leur régime.

J'entends à peine le cœur me battre dans les tempes. Je souffle moins, et je ne pense presque plus. Les genoux, et les cuisses, qui avaient tout d'un coup pris une importance énorme, redeviennent poulies glissantes et lanières vivantes. — Et mes yeux, détournés de voir, s'intéressent exclusivement aux mouvements cycliques, horaire de gare, banal indicateur d'une aiguille sur un cadran... et si, pour m'en affranchir, je renverse le cou sur la nuque — mouvement inutile et douloureux — pour essayer de deviner où je vais... je n'aperçois qu'un fouillis de fourrés, sur un plan vert concave, entouré de tous côtés par des hauteurs peut-être dominées par d'autres... sans plus de traces de but ni de sentier... ni du point d'où je pourrai, — parvenu à l'autre versant, — jeter enfin ce regard par-dessus le col...

 
 
 

../..