6.
L'INDISPENSABLE PETIT DIEU DU VOYAGE est un petit
vieux à tête ronde, au corps gras, mais transparent et tout doré, fumé, avec des
reflets de suie dans un soleil d'orage. Ses pieds engoncés par cette robe
impalpable, il ne peut marcher, mais doit être porté sur soi qui marche...
— ou,
de lui-même et d'un jet, il s'élance dans de la lumière. Le manteau qui le vêt
l'informe sans déceler des membres... peut-être absents. Car un dieu n'a pas
absolument besoin de singer l'homme. Ou, s'il s'incarne dans nos membres, qu'il
se pousse alors plus de deux bras et deux jambes... dix à douze, autour des
épaules, et des reins, afin de mieux faire sa roue ! Cependant, on devine au
plissé des manches que peut-être des mains et des doigts se crispent sur la
poitrine, à l'entour du creux du cœur. Car il n'a pas de cœur. Il
n'est pas
sentimental. Assez longtemps le cœur fut l'organe de l'amour. On avait à
choisir
ainsi : paroles du cœur ou mots d'esprit. — Il est temps de refaire
l'anatomie
humaine des dieux. On n'a jamais osé diviniser le cerveau, et c'est tant mieux
ainsi : le cerveau pèse dans le crâne ; le cerveau habite dans le crâne. C'est
un emmuré ; un encrâné. Mais à qui ou à quoi rattacher le sentiment Autre, le
sentiment inconnu. Surtout ! pas à un
viscère, organe ou boyau ! C'est une lueur dans les muscles, un moment d'or vert
dans les yeux durs, et mon petit dieu est lumière et splendeur ironique... Son
visage est un ricanement rond, ridé et pommelé. Il n'inspire, à tout prendre,
aucune piété reconnue.
Je ne sais si l'outil qui le tailla eut dessein d'en
faire un apôtre bouddhiste à la Chine, ou bien un sage du Tao. J'ai foi entière
qu'il n'a jamais eu vent des apologues judaïques, ni de Jésus. Il n'importe. Les
adorations et les idoles n'ont pas de formes bien précises, malgré les canons et
les rites. Je lui dédierai donc les sentiments les plus inattendus. Justement,
fort à propos, au plein centre de la ronde bille, en plein crâne, Ciel de la
pensée, brille un espace que les jeux de la lumière font clair, invitant à y
loger toute sorte de pensée mobile et fugitive... C'est un bon petit dieu de
poche et de voyage. L'indispensable accessoire du vagabond que je deviens. Vide
de dogmes, il sera plus léger à mes mules. Je lui attribuerai des décisions
divines qui passeront comme un éclair du Sinaï de ma tête dans la sienne ;et que
je rétracterai par de nouveaux et successifs Testaments. Mais, grâce à la riche
matière dont il est fait, je sais bien que tout cela sera de la couleur d'un or
fuligineux, — cristal fumé doré, cristal chaud, lacunaire, et passionné
sous son
éclat de glace.
|