Victor Segalen, Equipée

 

 

4.

TOUT EST PRÊT, MAIS AI-JE BIEN LE DROIT de partir ? Constructeur jusqu'ici dans l'imaginaire, conjureur de ces matériaux ; impondérables et gonflants, les mots, — ai–je bien le droit de bâtir dans le monde dense et sensible, où tout effort et toute création, ne relevant plus seulement d'une harmonie intime doivent trouver leur justification dans le résultat, dans le fait, — ou leur démenti sans appel...

Pris d'un doute plus fort que tous les autres, pris tout d'un coup du vertige et de l'angoisse du réel, je rappelle et j'interroge un à un les éléments précis sur quoi s'établit l'avenir. Ce sont des relations de voyage, (des mots encore), des cartes géographiques — purs symboles, et provisoires, car des districts entiers sont inconnus là où je vais. Il y a donc les chenilles sépia des montagnes, des traits rouges pleins, qui sont des sentiers méprisables puisqu'ils ont été déjà suivis, et des traits rouges pointillés qui marquent à l'aventure les routes ouvertes, inexistantes peut-être. Des traits bleus qui dessinent les fleuves ; des traits verts représentant les limites des provinces ou des États. Quelle sera la possibilité de franchir l'un ou de sauter l'autre ? Le fleuve a peut-être un pont ici ; et la frontière politique un prétexte à n'être pas enjambée. Enfin, il y a le problème de pure longueur dans l'espace que tout ce chemin représente. Et voici la roulette d'acier du curvimètre qui se tortille et virevolte entre mes doigts, progressant terriblement vite sur son axe enspiralé. Elle fait sa route avant moi, et puis, reportée sur la barre rigide de l'échelle, elle donne, sans commentaires, des mesures précises, précises au centième, — mais fausses. car, pour un détour du trait sur la carte, la route en a peut-être fait deux sur la plaine, et dix et vingt sur la montagne. Et quel rapport logique accepter entre l'espace, la sueur et la chaleur, la fatigue et l'entrain, la hâte à poursuivre ou le désir du retour en arrière ? Rien n'a été mesuré sur ce point, — rien qui unisse le jeu du curvimètre dans mes doigts, et la grande agitation musculaire qui suivra.

Enfin, toute question et toute incertitude sont portées à l'extrême lorsque, délaissant les parties dessinées de cette carte, — honnête et sincère puisqu'elle avoue ses ignorances, — on s'aventure dans ses zones laissées en blanc. Là, ni fleuves, ni routes, ni plaines, ni montagnes. C'est là pourtant où l'expérience du réel traversera son domaine de choix. — Pour dompter et dessiner d'avance ce que l'on trouvera dans ce blanc, vais-je déjà retomber dans l'imaginaire à peine fui ? Pour le combler, faut-il inventer d'autorité ce qu'il contient, et puis en rabattre ensuite ? Je sais. Il y a d'autres attitudes. De ce que l'on connaît exister alentour on peut déduire ce qui se doit être ici. Mais dès lors, à la merci de la moindre erreur déductive. Le coup d'envol imaginaire se suffit jusqu'au bout à lui-même : la mastication logique a péché contre l'esprit, si elle a tort.

Il ne faudra point avoir tort. Derrière ces mots, derrière ces signes figurés, étalés conventionnellement sur le plan fictif d'un papier, il me faudra deviner ce qui se trouve très réellement en volumes, en pierre et en terre, en montagnes et eaux dans une contrée précisée du monde géographique. Et l'abondance et le disparate de ces notions, et l'absence de commune mesure humaine est un grand sujet de trouble : il y a des cotes d'étiage dans le fleuve, des dates historiques dans la fonte des neiges à mille lieues du point où je vais ; des habitudes connues dans le régime des vents ; il faut échapper aux trop excessifs coups de froid dans les montagnes et se garder encore plus des régions pluvieuses en plaine... voir si des gens d'escorte du pays même valent mieux que des étrangers au pays ; —les étrangers, plus fidèles, seront un fardeau de plus à traîner. — voir si l'escorte doit changer en totalité à chaque frontière de province, ou s'il faut conserver un noyau unique que l'on mènera de Pékin à Bénarès... Et qui me portera ? Des chevaux, des chameaux, des ânes, des hommes, des mules, ou mes pieds ? Chacun peut-être, tour à tour, mais dans quel ordre ? Il y a aussi cette importante et importune question d'argent. Faut-il me faire précéder sur la route de relais de lingots sonnants ? Par quels ravitailleurs, gros marchands chinois ou missionnaires apostoliques ? Faut-il emporter des objets d'échange pour les habitants problématiques des régions inconnues ? — Vient enfin l'approvisionnement en armes. Ne pas en avoir est folie. Montrer qu'on est bien muni est provoquer l'envie du pillage... Même au prix de ces comparaisons minutieuses, j'entrevois à peine ce qui viendra. Et cependant il faut faire plus : prévoir. Il faut tout prévoir. Ce n'est pas un livre que j'écris.

De nouveau, je suis face à face avec l'interrogation première : quelle est, prise sur le fait, la concordance entre la notion et son objet. Où est le lien, où est le lieu de certitude — ou d'angoisse — du réel ?

Dès maintenant, je puis tenir que le réel imaginé est terrible, et le plus gros des épouvantails à faire peur. Rien ne dépasse l'effroi d'un rêve de cette nuit, veille du départ. Il me faut donc m'éveiller tout d'un coup :

Je suis en route.

 
 
 

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