Victor Segalen, Equipée

 

 

26.

PEINT SUR LA SOIE MOBILE DU RETOUR, tout ce qui suit du voyage m'apparaît désormais tout déroulé d'avance. C'est d'avance un paysage familier, comme la ville fictive de tous les soirs que le grand Empereur capricieux et casanier, aimant à la fois ses habitudes et de voyager, faisait déployer à chaque étape, en l'horizon de son camp. Il y voyait là les formes des palais, les monts et les eaux, les nuages domestiques de son ciel et de sa ville capitale. Il donnait bien. Je puis aussi dormir à mon aise désormais ; un peu trop : car tout ce que je verrai durant ce retour nécessaire est déjà peint et observé. — Je sais d'avance ce que la montagne me prépare. Aucune passe ne me donnera plus la joie tremblante et haletante du regard par-dessus le col. J'y atteindrai trop posément pour être ému. Et d'ailleurs, l'autre horizon n'est qu'un vallonnement de plus. Aucun fleuve n'imaginera de tournoiements d'une gymnastique neuve. Ce sera de l'eau courante et voilà tout. Aucun porteur n'aura dans son coup de rein, la révélation d'une démarche inattendue... il faudrait pour cela des êtres moins bipèdes, et d'un mécanisme ailé pour atteindre à quelque neuf. — La femme du pays où je vais est atteinte et captée avant d'être choisie et poursuivie. J'en connais d'avance le prix, l'éducation, la science et l'intérêt — Mes sandales n'auront jamais de nouvelles formes que celles-ci, les meilleures, définitives et que je ne puis pas modifier, esclave de mes pieds à cinq orteils, une sole et un talon. — La ville imaginaire a perdu ses couleurs, et toute invention, je la laisse désormais au plaisir de voir naïvement neuf, sans y croire. — J'ai dit, une bonne fois, les révélations étonnantes de la formalisation des contours. Je crois à l'infinie diversité de ce plaisir encor, — mais le pays où je vais ne renferme plus de formes informes autrefois formulées par des hommes. — Je ne puis me flatter de voir venir et m'apparaître l'Autre à tous les carrefours et sentiers. La première rencontre fut étonnante assez. D'autres seraient insupportables en détruisant le mystérieux adolescent de la première, en faisant de ce fantôme rare une habitude, un besoin, un camarade de la vie !

Et pourtant ce retour est le plus heureux possible, puisque le Voyage et l'expérience se sont poursuivis ainsi jusqu'aux confins, sans rappel déconcerté ; puisqu'il n'y a pas eu de déconvenue précoce ; — et surtout que je n'use pas pour revenir de la même route qu'à l'aller ; je ne mets pas mes pieds dans les mêmes trous.

Ceci serait l'extrême du déplorable et du dégoût. Revenir sur des pas déjà faits, remâcher une nourriture digérée, renâcler son premier mugissement est toute l'image de la défection déconcertée... Certes, il est arrivé au cours de cette route d'avoir, pour quelques jours, l'obligation topographique ou stratégique de s'en revenir en arrière Mais ce geste est plus grave et plus pesant qu'on ne pouvait l'imaginer. — Revoir par force, et à l'envers, les paysages et les vallonnements et les crêtes que l'on croyait avoir une bonne fois dépassés, est abominable. Reprendre par-derrière, l'ascension, la montée qu'on avait abordée avec la rude franchise de la première expérience, — suer et peiner en montant là où se dévalait la pente, et descendre ironiquement en glissant cette escalade obtenue par tant de beaux efforts ; cela est insupportable et honteux.

Et cependant, bien que de telles expériences soient rares ; bien que le retour néglige et fuie la plupart des routes anciennes et qu'il feigne de s'avancer vers un autre imprévu et d’autres tentatives, — le retour est frappé de stérilité et d'ignorances. Quoi qu'il fasse, il ne saura faire autre chose que dérouler la peinture comme sur la soie. Et s'il se dérobe, et s'il tente d'improviser, la lassitude désabusée sera telle que son invention ne sera pas goûtée à sa valeur, et que tout incident, toute aventure, s'enrobera de la saveur répugnante du déjà vu.

 
 
 

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