Victor Segalen, Equipée

 

 

24.

DE L'HOMME OU DU DIEU j'avais cru plus aisément mettre la main sur l'homme. Le problème se posait ainsi : le Père, honorable fonctionnaire bien connu — voici deux mille ans, avait rempli des charges définies... Le Fils, conservant et prolongeant la mémoire du Père, avait si bien tenu ses charges que par reconnaissance ses administrés l'avaient fait "génie", esprit, officiellement. — Et, pratiquement, le cultivaient comme un dieu. L'un et l'autre étaient de la famille "Fong". Le Fils, déifié sous l'appellation de Fong K’ouen, — le Père gardant son nom historique de Fong Houan.

(Or : nous avons trouvé, vivantes mais interlopes et douteuses, toutes les reliques du Fils-dieu sous forme de cultes perpétués, louches... Nous n'avons rien rencontré, pas même le pilier funéraire, du Père historique !)

Ainsi, voilà dans toute son histoire, la diversité des devenirs, de la légende et de l'histoire. — "Être fait dieu"... que cette bonaventure arrive à Tchou-ko Liang ou Tchang Fei, peu m'en chaut. Ce n'est qu'un geste légendaire à ajouter au catalogue de leurs tours de ruses. — Mais que j'aborde d'abord la vie très historique du Père, pour n'en rien trouver d'existant, — et du Fils, pour tout en trouver compromis dans les bouches actuelles, ceci est assez inquiétant.

Car on peut, sans sourire au moment où on le fait, se poser nettement ce doute : c'est, de la gloire, — être fait dieu ! — ou bien la gloire n'est que ce qu'elle serait : un mot. Supposons ce mot. Ou posons toutes les actions, tous les désirs d'actions qui convergent vers ce mot, même fictif… On désire que l'on sache exactement ce qu'ils ont fait. Et c'est le programme et le projet de l'histoire.

Je suis pris étrangement dans cette roue tournante et miroitante : que l'on sache, véridiquement, ou bien que l'on répète et qu'on imagine. Qu'on déroule des bandelettes de momie, en comptant les tours, ou bien qu'on fabrique une "mumie" pétrie de salive et fermentée d'oraisons.

Ni l'un ni l'autre. Ce que j'ai fait n'est matière à catalogue. Et d'ailleurs, c'est fait , par définition même. Ce que le peuple inventerait autour de mes actes serait superflu, déplaisant.

Et puis, je serais tenu à des obligations, des services posthumes et prolongés. Ce que l'on raconte de Fong K’ouen est assez obsédant. Chaque année, au troisième mois, filant dans les eaux de la rivière, il rentre en esprit et âme, chez lui. Quand on suppose qu'il émerge, le peuple et les fonctionnaires le saluent... Et je serais tenu à des miracles. L'usage en est périmé. Le surnommé Fô, par les Chinois, et le Bouddha par les Hindous les déconseillait, il y a deux mille cinq cents ans déjà. — Quelques timides essais, — guérisons, résurrections de morts ou de soi-même, — ont été tentés voici 1914 années, ou paraissent se prolonger encore. — En Chine, on peut se borner à faire tomber la pluie, — à faire lever des plantes céréales, toutes semblables, pour nourrir un peuple pressé, tout semblable...

Ce n'est point là une peine digne d'être prise quand on en tient pour la diversité du monde.

Je renonce à être fait dieu.

 
 
 

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