Victor Segalen, Equipée

 

 

2.

CE N'EST POINT AU HASARD que doit se dessiner le voyage. À toute expérience humaine il faut un bon tremplin terrestre. Un logique itinéraire est exigé, afin de partir, non pas à l'aventure, mais vers de belles aventures. Je devrai surtout me garder de l'incessante rumination du problème posé : le bon marcheur va son train sans interroger à chaque pas sa semelle.

Pour que l'expertise déploie toute sa valeur et qu'au retour aucun doute ne soit laissé dans l'ombre, pour que ce voyage étrangle toute nostalgie et tout scrupule, il le faudra compréhensif, morcelé sous sa marche simple. La route fuyant tout subterfuge mécanique, et relevant des seuls muscles animaux, devra tour à tour s'étaler droit jusqu'à franchir l'horizon à dix lieues de vue sur la plaine, ou se rompre et strier la montagne de festons et de lacs. Elle s'embourbera dans des marais, passera des rivières à gué, ou bien se desséchera dans les roches. Il ne faut point choisir un climat unique. Il sera bon d'avoir tantôt froid, et si froid dans un vent terrestre, que tout souvenir du chaud et de la brise de mer soit perdu, et tantôt il fera lourdement tiède dans des vallées suantes, si bien que le goût du froid sec soit oublié. Les cours d'eau n'auront pas un seul régime, mais grossiront depuis le torrent ivre et bruyant, toujours ébouriffé de sa chute jusqu'au vaste fleuve qui prolonge sa course très au large dans la mer où il lave sa couleur et dépose ses troubles avec calme. Les provinces traversées seront parfois désertes, et taillées dans un terrain décomposé que dix mille années d'âge n'expliquent pas, et parfois d'autres seront si bien peuplées que la riche terre plus rouge que l'ocre et plus grasse que l'argile s'épuisera plusieurs fois dans l'année à nourrir sa vermine sale, mais pensante, ses laboureurs et ses fonctionnaires. Il sera digne de pousser quelques étapes dans un sol gros de souvenirs antiques, dans une Égypte moins fouillée, moins excavée, moins retournée ; dans une Assyrie plus élégante et moins musclée, dans une Perse moins levantine. D'autres régions seront neuves, sauvages, simples et touffues comme une mêlée de nègres sans histoire, comme un congrès de tribus qui, n'ayant pas encore de noms européens, ne savent même pas celui qu'elles se donnent. Enfin, cette contrée, touchant au pôle par sa tête, suçant par ses racines les fruits doux et ambrés des tropiques, s'étendra d'un grand océan à un grand plateau montagneux. Or, le seul pays étalé sous le ciel, et qui satisfasse à la fois ces propositions paradoxales, balancées, harmonieuses dans leurs extrêmes, est indiscutablement : la Chine.

C'est donc à travers la Chine, — grosse impératrice d'Asie, pays du réel réalisé depuis quatre mille ans, — que ce voyage se fera. Mais n'être dupe ni du voyage, ni du pays, ni du quotidien pittoresque, ni de soi ! La mise en route et les gestes et les cris au départ, et l'avancée, les porteurs, les chevaux, les mules et les chars, les jonques pansues sur les fleuves, toute la séquelle déployée, auront moins pour but de me porter vers le but que de faire incessamment éclater ce débat, doute fervent et pénétrant qui, pour la seconde fois, se propose : l'Imaginaire déchoit-il ou se renforce quand on le confronte au Réel ?

 
 
 

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