Victor Segalen, Equipée

 

 

18.

LA FEMME, AU LIT DU RÉEL, peut tout d'abord y sembler assez déplacée. Le grand voyage a toujours été l'antidote des chagrins amoureux, et le sport jaloux de sa force qui ne permet aucune autre dépense. L'erreur est à la fois naïve, ancienne, et d'ailleurs si souvent dénoncée qu'on aurait mauvaise grâce à appuyer : l'on n'oublie rien en voyageant : on donne à sa dominatrice un palais plus riche et plus insistant ; on convoie l'obsédante à travers un parc merveilleux que toute étape change ; si l'on a fait ce jour même quelque chose où le corps soit fier de soi, on lui consacre sa fatigue, dans un acte d'amour indirect, mais d'intention égale à l'autre. — Même si on parvient à la quitter, à la laisser en arrière, à la dépouiller de soi pour une heure de soleil vrai, un jour de marche, un plus grand effort concret à donner, on peut être sûr de la voir venir par devant soi, au prochain détour inattendu. Mais combien tout cela n'a-t-il pas été dit. Mal dit peut-être, puisqu'il arrive qu'on en soit dupe encore.

Ce n'est donc pas de "la femme" qu'il s'agit ici, de la femme, par définition singulière, de l'Unique (on suppose toujours à l'amour une monogamie féroce... ), mais des femmes, de "ces femmes", de toutes ces femmes, au pluriel prononcé avec dégoût par l'Unique, de celle-là que l'on rencontre sur la Route.

Celles-là ne peuvent pas être traitées dans l'abstrait ; et c'est ici que l'imaginaire doit s'abstenir de parler ou d'apparaître, ou bien les pires bévues s'apprêtent. Déjà redoutable en Europe, auprès de nos sœurs raciales, l'illusion deviendrait ici pire que toutes les glissades sur chemin dévalant au fleuve. Il ne faut pas se laisser conduire ni aux apparences, ni à ce que l'on sait, ni surtout à ce que l'on désire. La montagne libre et haute a déjà époumoné des gens qui la voulaient gravir à coups d'aile. La femme étrangère, la femelle ambrée, olivâtre ou jaune, ou de teint chaud comme les terres italiennes, sépia et d'ombre brûlée, vous réserverait des aplats déconcertant davantage... Je veux parler exactement : de la femme Chinoise, de la Neissou, de la Mosso. Enfin, de la Tibétaine.

La femme Chinoise, plus que toute autre, demande à être achetée . Comme dans tout marché chinois le rôle des intermédiaires est important, si important que la conquête de l'objet, fort atténuée par les débats nécessaires, aboutit péniblement à une pure et simple livraison. — Quant à l'objet, il a pour première valeur d'être exotique au plus haut point. C'est la transposition lunaire de gestes qu'on doit dire féminins, mais à 'l'extrême des autres. La beauté chinoise doit être reconnue, mais dans un monde différent du nôtre. Il y a beauté, indéniable, et parfois si hautaine, si lointaine, si picturale, si littéraire que d'autres sentiments peuvent s'incliner devant celui-là : une étrange stylisation vivante. Mais combien peu conduisant à l'étreinte corporelle... C'est le triomphe austère et chaste du Divers. La femme Chinoise, par aucun trait, ne se rapproche de la nôtre : la belle Chinoise n'a aucun geste, aucune manière d'être, aucune mode qui puisse servir de mode (malgré des essais contemporains) — et surtout, la beauté chinoise, le parangon de la beauté chinoise, cristallisé depuis la grande peinture des T'ang, — n'a rien que nous puissions imiter ou emprunter. — Ce n'est point parce qu'elle est étrangère, étrange et rare par nature... Dans presque toutes les autres races, certains traits peuvent servir d'union entre notre beauté sexuelle et les autres : certaine coiffure bouffant sur le front, certains sourcils dans une figure ovale étaient fort japonais, et l'on pouvait s'en éprendre, parmi nous...

La broussailleuse chevelure éparse d'une belle sauvagesse, le port splendide, les yeux et le grain de peau maori sont d'inoubliables leçons... mais la Chinoise contemporaine ne peut rien apprendre, ne peut rien transmettre à sa comparse de chez nous,  — car laide, elle est plus honteuse qu'une femelle de phoque putréfiée, et jolie, déjà détournant du sexe, et belle, selon les rites chinois, belle au-delà de toute commune mesure : ses joues se laquent, ses yeux s'immobilisent ; sa poitrine disparaît chastement, son ventre, on ne sait pourquoi, bombe et se dandine, chastement aussi, ses cheveux chargés d'émail gras, accusent un ovale impassible ; sa bouche est petite, petite, trop petite, trop ronde... et parfaitement belle ainsi... paraît-il...

Enfin les modes actuelles tendaient au boudiné des membres. Vraiment il n'y avait plus de féminin là-dessous ; et les meilleures apparences, au gré même de la tradition, ne se trouvaient plus qu'au théâtre. Là, dans les pièces antiques, se revoyaient les longues jaquettes onduleuses, les robes à franges sur les pieds, et toute l'arabesque dessinée par un corps de femme dans les airs, comme l'idée et l'élastique imaginaire dans l'esprit... Seulement, au théâtre, dans les meilleurs théâtres, ces rôles étaient justement tenus par des hommes : de jeunes garçons...

De Péking au Tibet règne donc la femme Chinoise, du nord au sud, de l'est à l'ouest, avec l'empan de la carte géographique, la chaste Lunaire Émaillée, triomphe, perverse par antinomie sans doute. Mais, ayant traversé toute la Chine, de Péking au Tibet, on se trouve soudain face à la première femme non chinoise, c'est la Neissou, la femme-femelle du Lolo qu'on ne peut vraiment appeler une Lolotte... ou bien tous les jeux de mots seraient permis. Je rendrai donc à la race Neissou le nom qu'elle réclame pour elle. Je dirai donc les charmes inattendus de la femme Neissou, apparue tout d'un coup, au tournant d'un sentier en territoire non chinois... Et d'abord , c'est une femme, même si elle est très vieille, car elle porte jupons et chapeaux de femme. Si elle est jeune, c'est encore mieux qu'une femme : une fille. Le mot, prostitué, ne se peut remplacer par aucun autre. C'est une fille, celle qui surgit au détour du chemin, jeune, maigre et dansant comme la chèvre, et qui rebondit sur ses pieds ; puis immobile et dévisageant l'étranger, les yeux grands et fixes plongés tout entiers dans les miens (une Chinoise regarderait innocemment la terre, et sournoisement le dos et l'allure du passant... ) vire tout d'un coup, et s'enfuit en éclatant de rire...

Ici, l'attente ou la provocation est directe. La chasse est tentante. Poursuivre la fuyarde à travers les sentiers de ses domaines serait plein de fièvre, de halètements et de déconvenues... Il faudrait, plus que de son esprit ou de sa grâce, être bien sûr de ses jarrets... Plus que de ses jarrets, il faudrait, au déduit, être bien sûr de soi. Mais avant que d'en arriver là, tant de faux pas ou d'hésités... Il est vrai que le but est superbe et sain. C'est la mince et robuste jeune fille musclée, ambrée, la lutteuse autant que l'amoureuse, et le muscle, roulant sous la, peau fine, sans l'apparat de la graisse collée qui l'épaissit et émousse le corps vivant. La graisse à la mode, — du féminin trop nourri, trop sûr de lui... trop sûre d'elle.

Mais durant l'évocation rapide, l'objet a fui, et le désir disparaît dans son sillage. Et la femme Neissou, apparue posée sur sa terre, toute droite, comme une flèche retombée du ciel, et qui vibre, n'est qu'un but lointain que je n'atteindrai pas.

On peut songer qu'elle, au moins, comme son pays indépendant, est restée vierge ; sinon de l'assaut de ses mâles, du moins des romans d'amour distillés par nos voyageurs français. Personne, jusqu'à ce jour, ne s'est vanté d'avoir aimé une Lolotte !

J'en arrive donc à la pure Tibétaine. C'est à elle que l'on parvient, ayant traversé de bout en bout toute la Chine. Voici, après la Chinoise méticuleuse, — après la fille évanouie dans sa cambrure jeune, voici, semble-t-il, un réconfort de ce que l'on peut souhaiter... Une femme vêtue de loques rutilantes ; de beaux rouges tiédis par le soleil ; de garances violets, de violets rougis par l'air vif des hauts sommets qui fait aussi rougir les peaux. Brunes et vives elles portent de gros bijoux d'argent, émaillés de pierres de couleurs. Rouges ou bleues, ou turquoise aussi. Beaucoup de ces turquoises sont vivantes.

La femme Tibétaine est défendue contre les idylles et contre les possessions, — mieux que par les morales... (et pourtant leurs morales sont hospitalières, écossaises et polygames), mieux que par les prescriptions que les lamas sont les seuls à enseigner dans leur pays, et d'ailleurs les premiers à ne pas suivre... La femme Tibétaine est bien protégée, bien immunisée par son beurre ; — son beurre rance et ancestral. On sait qu'il faudrait de nombreux bains pour la rendre pure, ou moins odorante. On sait qu'il faudrait des pratiques véritablement étrangères, pour la rendre docile à l'amour... On lui laisse toutes ses habitudes, on se gardera bien de la dépoétiser ici — Mais son attrait, il faut l'avouer ou le crier. est fait de tout ce que ses mâles, ses yacks, son pays, enfin, vient puissamment déverser sur le visage de l'intrus qui se risque jusque-là.

Son attrait est fait de ses montagnes ; de son inaccessible, et de tout l'air de toutes les cimes qui l'ont rougie et durcie.

 
 
 

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