Victor Segalen, Equipée

 

 

17.

L'HOMME DE BÂT n'est pas ce coolie de bonne ou mauvaise volonté, muni de jambes et de bras et qui s'offre partout en Chine à soulever des poids, pour un peu d'argent, de cuivre ou de riz. Il n'est pas donné à tout homme, même solide, d'être un bon porteur. — Le portage est une science, une tradition, un sport, une profession, une ascèse. Tout homme peut devenir un grand fonctionnaire de l'Empire, mais le porteur naît porteur et ne s’improvise point par un titre.

Le portage exige en effet la réunion des qualités que voici : la force, l'adresse, — une connaissance de l'équilibre ; une attention continuelle au terrain ; une peau solide et peu sensible au frottement ; une certaine honnêteté corporative ; de bons poumons ; une gaieté réservée ; et l'art d'arrimer au mieux du poids les fardeaux en mouvement. Tout animal de somme peut avoir jusqu'à certains points ces qualités diverses. Mais une autre échelle et une autre hiérarchie est donnée par les différents apparaux, par les divers mécanismes, par le lien choisi, intermédiaire entre le poids et le porteur, — et s'il est seul ou s'ils sont plusieurs à porter le même poids.

L'homme peut simplement porter sur son dos par l'entremise d'une hotte.

Il peut confier à un bambou flexible le soin de balancer deux paquets suspendus et d'amortir ainsi les ressauts de la marche.

Le bambou enfin peut reposer à longue distance sur deux ou plusieurs épaules, et suspendre sa charge au milieu.

Le premier moyen est simple, formidable et grossier. La hotte, reposant sur un coussinet de bourre, peut supporter un poids énorme : douze ballots de thé comprimé, de vingt livres chacun, soit : deux cent quarante livres sur les reins, les genoux, les chevilles et les plantes. Ou bien trois marmites de fonte, ou bien deux ais épais de bois de cercueil... Cela qui fait un gros bipède de stature effrayante va lentement, trop lentement au gré de celui qui veut le dépasser, encombre les sentiers de montagnes, mais arrive à tout escalader, marches et pentes où l'homme seul glisse et dévale, et qui plus est arrive à descendre sans rouler au bas. Quand cela s'arrête, on voit la pyramide sortir un bâton fourchu et asseoir un instant, sur cette troisième jambe, le fardeau colossal. L'homme à la hotte va lentement, pesamment, indiscontinûment à travers la montagne, là où les autres refusent de passer.

Le porteur élastique, au bambou bien équilibré, est tout autre : moins de la moitié ou du tiers, il n'est pas inquiet du poids, mais des balancements et des secousses : ses pieds travaillent moins que ses reins, élastiques autant que le bambou... Et il prépare à bien comprendre l'effort ambulant et dansant à la fois des trois porteurs de chaise, de la chaise qui m'enlève et d‘où je médite et expertise tout ceci.

La chaise est d'abord une bien singulière expérience. Se sentir enlevé par d'autres muscles que les siens est désagréable et indécent. Perdre la notion d'équilibre volontaire est possible à cheval, si l'on a bien la bête entre les jambes, ou en bateau si l'on est à la barre, l'autre main sur l'écoute de grand'voile. Ici, aucune autre action — que la voix — sur ces mécaniques humaines qui vous emportent, un peu malgré soi...

L'enlevé de la chaise, et son vacillement est pénible. La mise au pas irritante ; — et l'on se penche malgré soi en avant, et l'on se crispe sur les bambous, augmentant le balancement... Et l'on se calme et l'on se résigne et l'on se laisse marcher, avec si besoin, le recours au sommeil. — Cependant, certains instants demeurent pathétiques : le passage d'un pont fait de deux planches flexibles ; un tournant net durant lequel la chaise surplombe l'abîme ; ou bien la dévalée dans les éboulis crépitants... Et puis, tout se calme, et l'on n'en vient plus à se préoccuper que de la formation d'une bonne équipe.

Ceci demande du coup d’œil. Ne pas se fier à la grosseur des muscles, ni des épaules, ni des cuisses. De bonnes chevilles-paturons. — En revanche, les masses lombaires doivent demeurer fortes et souples.  — Des épaules voûtées portent bien. Exiger des soles sans défaut, des mains fines, un regard vif et surtout un bon poil : toute maladie de peau pourrait être prétexte à renâcler. Il faut se préoccuper enfin, puisqu'il s'agit d'un étalon humain, — du moral.

Ne pas choisir un époux trop fidèle ou économe, qui regrette la femme gratuite demeurée au logis ; mais plutôt un joyeux garçon prêt aux aventures de la route. N'accepter point de buveur reconnu de vin d'orge chinois, bien mal distillé dans les villages, — et l'alcool, même impur, ne pousse point à marcher droit ! Rechercher au besoin le fumeur, silencieux, maigre et réservé. S'assurer avant de quitter la grande étape qu'il a bien fait sa provision. de drogue, et qu'elle suffira à tout le voyage. Lui avancer au besoin l'argent nécessaire pour qu'il ne diminue point sa respectable dose quotidienne. Car l'opium enchérit beaucoup dans les temps visités par la moralité occidentale. Enfin s'il est blême et défait au matin, s'il a l’œil grand et béant de noir, s'il vous parle avec une respectueuse douceur expirante, soyez sûr qu'il n'a point dormi d'un vrai sommeil mais que l'étape sera bonne et se prolongera au besoin dans l'autre nuit, qu'il passera de nouveau sans sommeil. — Capable ainsi d'un effort paradoxal que nulle bête ne consentirait à fournir. Et ceci marque la supériorité sur la bête, de l'homme de bât.

D'où vient donc que malgré soi j'en prenne moins de soin que de mes bêtes ? Et surtout que je compatisse avec — moins d'immédiat dans la fatigue ou le coup de rein ? Si le cheval qui me porte bute ou bronche, ou s'essouffle à galoper une côte, ou prend sa volte sur le mauvais pied, ou boite, ou est gêné par le mors ; — je me sens boiteux ou gêné, mal à l'aise, fatigué tout d'un coup de la fatigue de la bête, et je descends et la ménage avant de l'avoir éreintée. Mais un porteur essoufflé, un homme, est moins compris de l'homme qui le porte et qui ne veut point être dupé. Le cheval simule aussi pourtant, ayant remarqué une fois qu'une boiterie légère le rend libre... Mais il est soupçonné plus tardivement. L'homme se méfie plus de l'homme que de la bête. Et si l'homme qui porte est blessé, l'autre, voyant la blessure apparente, dira : "Je sais ce que c'est. Marche" là où il n'osera pas pousser un cheval jusqu'au bout de peur de le claquer sans remède, et de le voir tomber sur le flanc dans une crise, pour des raisons de mécanique animale qu'il ignore. L'homme ne meurt point à la tâche, avant d'avoir beaucoup geint ; le cheval grogne à peine, souffle un peu plus fort, et tout d'un coup n'est plus qu'un grand sac gonflé, muni d'un cou plat, d'une grosse tête sur l'herbe et de quatre jambes horizontales, raides. Et aussi : dans les pays de grand portage humain, le cheval est rare et l'homme de bât abondant et bon marché. Plus commun. Moins rare. Plus médiocre. Cela se sent, et l'on s'attache naturellement moins à l'homme vulgaire qu'à la bête rare. Je n'aurais aucun plaisir à revoir les meilleurs de mes porteurs de chaise, même celui dont les jambes longues et minces, parfaites de formes, parfaites de peau, et qui marchait pour moi bien assis, s'arrêtant à un balancement de mon coude, repartant gaiement, enlevant son portage d'avant avec décision et jeunesse... et qui mettait des fleurs aux portants de ma chaise... même celui-là, hors des grandes montagnes où il se mouvait me serait d'une médiocre rencontre comparée à la retrouvée face à face, dans le fumet d'écurie, de la bête blanche au grand trot, aux foulées de galop successives et dont chacune dépassait l'autre en avalant l'effort, et qui cependant, nerveuse et rauque au départ, assagie par la route, m'a mené de Péking aux Marches Tibétaines, Je savais d'avance comment il passerait ce pont, et l'écart à cause de ce rayon de soleil, et son refoulement de l'eau dans les gués, et sa façon convaincue de me rejoindre quand, laissé seul et nu, de l'autre côté des fleuves non guéables, il nageait en levant juste les naseaux et les oreilles. Savoir qu'il tourne maintenant une meule à fromage est pour moi un remords circulaire comparable seulement au remords de Samson. Je n'ai cure du lot échu à mes porteurs : ma reconnaissance dort bien puisqu'ils ont été bien payés.

C'est peut-être cela. On achète le cheval qui devient à soi. On paie l'homme qui reste indépendant, bon à tous, bon au plus offrant. Mieux valait acheter l'homme aussi, et le bien traiter en esclave, avec la parfaite entente de la force contenue en lui ; et sa nourriture, et la femelle à lui donner. Ceci est l'autre raison de connaître mon cheval favori mieux qu'un homme, de le préférer à mon porteur favori.

Mais surtout la mésentente et le mépris relatif de l'homme porté pour son porteur vient du manque d'action directe, de l'impuissance à se faire comprendre, — musculairement . Il faut toujours recourir à la voix ! À la parole articulée ! dont on aperçoit ici la gaucherie et la lenteur. "Tournez à gauche" ne vaut pas la légère pression des rênes. — Et le départ n'est jamais indiqué comme la poussée en avant de la bête glissant comme une grosse cerise chatouilleuse entre les jambes. En chaise, si l'on double les ordres de la voix de gesticulations insolites, l'on devient à la fois incompréhensible et impuissant, imprudent aussi car tout se renverse et me voilà par terre. On peut espérer mieux, comme compréhension directe, avec ces porteurs sellés d'une sorte de bât, et qu'on chevauche véritablement... et qui font partie de la cavalerie de certains petits roitelets Tibétains, qui les offrent et que l'on monte véritablement. L'idée est bonne, mais n'est pas conduite à bout ; car l’on n'est encore qu'un colis sur leurs épaules et l'on n'a que la voix pour les exciter. Il fallait compléter aussi le harnachement et réaliser ainsi la parfaite monture en montagne : l'homme est vêtu selon le climat, ferré pour la glace. On l'a choisi, parmi les porteurs à deux cents livres. Dans la bouche, un mors léger, approprié à la denture humaine, et mieux encore, comme un buffle, l'anneau d'argent au nez d'où partent deux rênes minces : simple filet, car, bien choisi, on est sûr de le tenir. Des éperons dont on usera peu, seulement en cas de faux pas ou de maladresse. Ce qui fait dériver sur les flancs du porteur la peur désagréable du porté. Une bonne cravache, et, à l'étape, une pièce d'argent au milieu d'un bon bol de riz rehaussé de piments...

C'est ainsi que, balancé lentement dans la chaise étroite, je songe à l’amélioration et à l'entraînement du bétail humain de portage... il y aurait nécessairement des pacages et des haras...

Et ceci, tiré de l'expérience, est discrètement à opposer aux plus nobles et plus purs enseignements humanitaires : il est, bon de murmurer comme une leçon d'irréel, les doux cantiques de l'égalité humaine, d'une fraternité qui excuse et blanchit tout, jusqu’au noir, et de droits si éternels qu'ils eurent besoin d'une date, quatre-vingt-neuf, pour être promulgués dans notre temps.

C'est ainsi que mon porteur ayant fléchi sur les genoux, je le relève d'un sérieux coup de pied très instinctif. Il repart. Je ne songe pas à m assurer qu'il n'est pas couronné.

Il en serait d'ailleurs le premier étonné.

 
 
 

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