Victor Segalen, Equipée

 

 

12.

DE LA SANDALE ET DU BÂTON , je ne dirai rien qui n'ait été senti autrefois, — mais que l'on oublie, et qui tombe. Ces apanages obligatoires du marcheur ont perdu leur utilité concrète et sont devenus des symboles ; — des ex-voto du réel accrochés en les cryptes d’un imaginaire désuet. — ils font partie des accessoires du langage. Ils ne vivent plus. Ils n'ont pas la vigueur élastique, allante... Ils appellent derrière eux les fourgons attelés des mots voyageurs et errants : des chemineaux, des pèlerins, des mendiants et des ermites... Ces mots ne sont plus que des défroques, ou des objets familiers seulement  — à la vieillesse qui, si peu noble, est souvent si sale et si pauvre. Je voudrais leur rendre un peu de leur jeunesse élastique d'autrefois, un peu de leur en-allée ailée ; — car mieux que des ailes au talon de Mercure, la Sandale rend souple et légère la cheville, et le Bâton divise allègrement le poids.

Le Bâton doit être haut, léger et nerveux. Non pas souple comme un arc, mais sec et rigide. Trop lourd, il encombre ; trop léger, il s'émiette comme une moelle, et l'appuiement n'a pas confiance. Il doit se saisir de haut pour que le bras s'y accroche et se tende sans effort. pour que, précédant l'ascension du corps, le flanc vienne appuyer son hanché, son tour de rein. Il sert, étançonne et appuie beaucoup plus qu'on ne croirait. C'est lui pourtant l'auteur de ces poses "bibliques" ou de ces octogénaires drapés dont les peintres ont coutume sur la foi de modèles peu accoutumés à la marche... Et pourtant, telle est la noble tradition du bâton, que, loin de dénigrer ces poses picturales, maintenant formulées en calques par l'école, on se surprend à les épouser, à les calquer à son tour, malgré soi, dans sa musculature.

Quand on monte, le Bâton vous précède d'un degré, — il prépare, il devance, il tâte le terrain. Il prend appui un peu plus haut que soi. Il fait conquête de la hauteur un peu plus vite que le corps qui le suit. Sa foulée a déjà dominé la marche que l'on monte, où il vous attire et vous tire. Si c'est en plaine, il va de sa grande cadence, d'un pas exactement double de l'humain, il balance avec ampleur l'avancée. On comprend et l'on sent, à marcher ainsi, conquérant la longueur qui traîne, — on comprend de quelle allure corporelle doivent avancer les Puissants. Ce n'est pas en vain que l’Évêque s'appuie sur la crosse, et la fait, tous les deux pas, sonner ; — ce n'est pas sans raison d'équilibre qu'elle se recourbe en avant et se charge de pierres et d'émaux... Le balancé de cette marche, rituelle, est la transcription splendide et périmée de celle des princes pasteurs, dans les pâturages anciens. Mais il ne faut pas, que sur la pierre, on entende sonner le fer, ou le bronze, ou l'or ou le métal. — Le Bâton est un bâton de bois, et doit l'être, et rien de plus. Comme l'homme, un fait de chair et de salive, et de sang du cœur, et d'os et de peau douce, et de pensée humaine, et de tous les pensers humains, et rien de plus.

Surtout, il ne faut pas que le bois du bâton soit fibreux, et chargé d'éclisses, ou il blesse sournoisement la main qui le tient.

La Sandale est, pour la plante du pied et tout le poids du corps, l'auxiliaire que le Bâton fait à la paume et au balancé des reins. C'est la seule chaussure du marcheur en terrain libre. C'est le résumé de la chaussure : l’interposé entre le sol de la terre et le corps pesant et vivant. — Symbolique autant que le Bâton, elle est plus sensuelle que lui ; moins ascétique. Mesureuse de l'espace, comme un "pied" mis bout à bout de lui-même ; — grâce à elle, le pied ne souffre pas, et pourtant fait l'expertise délicate du terrain. Grâce à elle, à l'encontre de toute autre chaussure, le pied s'épand et s’étire, et divise bien ses orteils. Le gros travaille séparément, les autres s'écarquillent en éventail. Le talon suit plus légèrement la cheville. On pressent que le terrain va glisser, on résiste. On sait d'avance, juste le temps d'un bond sur le côté, que la roche roule ou résiste...

Nouer et dénouer le cordon des sandales est un geste qu'il faut faire avec soin. Le serrage est un geste délicat ; il faut avoir les doigts justes pour ne pas en dix foulées se blesser ou perdre sa chaussure... Et la plus véritable des sandales est celle-ci : une semelle de paille épaisse, bien feutrée par-dessous, et la liette large qui passe de Panse du gros orteil, resserre et tend le réseau sur le dos du pied.

Suspendre ses sandales n’est point un geste que l'on fasse ici. Comme tout en Chine d'aujourd'hui, la matière en est précaire et s'use avant deux ou trois étapes... Et d'ailleurs, pour donner attention à cet objet, il faut faire partie du peuple marchand du Sseu-tch'ouan, mieux encore : du peuple porteur, des millions d'hommes de bât dans la même province. L'homme riche ignore la sandale et méprise la marche. L'homme riche, bourgeoisement, s'en va-t-en chaise. Mais le coolie, comprimé sous une charge sur le dos qui dépasse deux cents livres, en pays de montagnes et d'escaliers perpétuels, en étapes qui font plus de deux semaines à six lieues effroyables par jour, le coolie tient plus à ses sandales qu'à ses pieds ou aux tumeurs de sa nuque. Des voyageurs se sont extasiés sur le fait — qu'ils n'ont jamais vu — de porteurs tombés sous le fardeau, sur la route, mourant là. — Je n'ai jamais vu de cadavres de la sorte. Mais toute cette altière et hautaine route de l'abord de la Chine Occidentale vers le Tibet est mosaïquée de semelles écrasées, de sandales mortes, dans la boue, le froid ou le soleil, — Et rien n'est plus lamentable que ces pas immobiles, pourrissant là. Mais, que, passant, on se sent allégé de les bien sentir à ses deux pieds !

C'est le contact ; la sensation tactile ; la prise de possession du terrain, répétée. — Chaque pas est marqué de chaque foulée du visage dans un air à chaque instant souffleté de nouveau par ma face...

Exprimant ceci que j'ai senti, je note avec attention le plus étonnant : de me trouver, au soir de ce jour, parti d'un point éloigné de dix lieues arrivé ici, où j'écris, par le seul balancé de mes deux pieds sensibles...

 
 
 

../..