12.
DE LA SANDALE ET DU BÂTON , je ne dirai rien qui
n'ait été senti autrefois, — mais que l'on oublie, et qui tombe. Ces
apanages
obligatoires du marcheur ont perdu leur utilité concrète et sont devenus des
symboles ; — des ex-voto du réel accrochés en les cryptes d’un
imaginaire
désuet. — ils font partie des accessoires du langage. Ils ne vivent plus.
Ils
n'ont pas la vigueur élastique, allante... Ils appellent derrière eux les
fourgons attelés des mots voyageurs et errants : des chemineaux, des pèlerins,
des mendiants et des ermites... Ces mots ne sont plus que des défroques, ou des
objets familiers seulement — à la vieillesse qui, si peu noble, est
souvent si sale et si pauvre. Je voudrais leur rendre un peu de leur jeunesse
élastique d'autrefois, un peu de leur en-allée ailée ; — car mieux que
des ailes
au talon de Mercure, la Sandale rend souple et légère la cheville, et le Bâton
divise allègrement le poids.
Le Bâton doit être haut, léger et nerveux. Non pas
souple comme un arc, mais sec et rigide. Trop lourd, il encombre ; trop léger,
il s'émiette comme une moelle, et l'appuiement n'a pas confiance. Il doit se
saisir de haut pour que le bras s'y accroche et se tende sans effort. pour que,
précédant l'ascension du corps, le flanc vienne appuyer son hanché, son tour de
rein. Il sert, étançonne et appuie beaucoup plus qu'on ne croirait. C'est lui
pourtant l'auteur de ces poses "bibliques" ou de ces octogénaires drapés dont
les peintres ont coutume sur la foi de modèles peu accoutumés à la marche... Et
pourtant, telle est la noble tradition du bâton, que, loin de dénigrer ces poses
picturales, maintenant formulées en calques par l'école, on se surprend à les
épouser, à les calquer à son tour, malgré soi, dans sa musculature.
Quand on monte, le Bâton vous précède d'un degré, —
il prépare, il devance, il tâte le terrain. Il prend appui un peu plus haut que
soi. Il fait conquête de la hauteur un peu plus vite que le corps qui le suit.
Sa foulée a déjà dominé la marche que l'on monte, où il vous attire et vous
tire. Si c'est en plaine, il va de sa grande cadence, d'un pas exactement double
de l'humain, il balance avec ampleur l'avancée. On comprend et l'on sent, à
marcher ainsi, conquérant la longueur qui traîne, — on comprend de quelle
allure
corporelle doivent avancer les Puissants. Ce n'est pas en vain que
l’Évêque
s'appuie sur la crosse, et la fait, tous les deux pas, sonner ; — ce
n'est pas
sans raison d'équilibre qu'elle se recourbe en avant et se charge de pierres et
d'émaux... Le balancé de cette marche,
rituelle, est la
transcription splendide et périmée de celle des princes pasteurs, dans les
pâturages anciens. Mais il ne faut pas, que sur la pierre, on entende sonner le
fer, ou le bronze, ou l'or ou le métal. — Le Bâton est un bâton de bois,
et doit
l'être, et rien de plus. Comme l'homme, un fait de chair et de salive, et de
sang du cœur, et d'os et de peau douce, et de pensée humaine, et de tous
les
pensers humains, et rien de plus.
Surtout, il ne faut pas que le bois du bâton soit
fibreux, et chargé d'éclisses, ou il blesse sournoisement la main qui le tient.
La Sandale est, pour la plante du pied et tout le
poids du corps, l'auxiliaire que le Bâton fait à la paume et au balancé des
reins. C'est la seule chaussure du marcheur en terrain libre. C'est le résumé de
la chaussure : l’interposé entre le sol de la terre et le corps pesant et
vivant. — Symbolique autant que le Bâton, elle est plus sensuelle que lui
;
moins ascétique. Mesureuse de l'espace, comme un "pied" mis bout à bout de
lui-même ; — grâce à elle, le pied ne souffre pas, et pourtant fait
l'expertise
délicate du terrain. Grâce à elle, à l'encontre de toute autre chaussure, le
pied s'épand et s’étire, et divise bien ses orteils. Le gros travaille
séparément, les autres s'écarquillent en éventail. Le talon suit plus légèrement
la cheville. On pressent que le terrain va glisser, on résiste. On sait
d'avance, juste le temps d'un bond sur le côté, que la roche roule ou résiste...
Nouer et dénouer le cordon des sandales est un geste
qu'il faut faire avec soin. Le serrage est un geste délicat ; il faut avoir les
doigts justes pour ne pas en dix foulées se blesser ou perdre sa chaussure... Et
la plus véritable des sandales est celle-ci : une semelle de paille épaisse,
bien feutrée par-dessous, et la liette large qui passe de Panse du gros orteil,
resserre et tend le réseau sur le dos du pied.
Suspendre ses sandales n’est point un geste que l'on
fasse ici. Comme tout en Chine d'aujourd'hui, la matière en est précaire et
s'use avant deux ou trois étapes... Et d'ailleurs, pour donner attention à cet
objet, il faut faire partie du peuple marchand du Sseu-tch'ouan, mieux encore :
du peuple porteur, des millions d'hommes de bât dans la même province. L'homme
riche ignore la sandale et méprise la marche. L'homme riche, bourgeoisement,
s'en va-t-en chaise. Mais le coolie, comprimé sous une charge sur le dos qui
dépasse deux cents livres, en pays de montagnes et d'escaliers perpétuels, en
étapes qui font plus de deux semaines à six lieues effroyables par jour, le
coolie tient plus à ses sandales qu'à ses pieds ou aux tumeurs de sa nuque. Des
voyageurs se sont extasiés sur le fait — qu'ils n'ont jamais vu —
de porteurs
tombés sous le fardeau, sur la route, mourant là. — Je n'ai jamais vu de
cadavres de la sorte. Mais toute cette altière et hautaine route de l'abord de
la Chine Occidentale vers le Tibet est mosaïquée de semelles écrasées, de
sandales mortes, dans la boue, le froid ou le soleil, — Et rien n'est plus
lamentable que ces pas immobiles, pourrissant là.
Mais, que, passant, on se sent allégé de les bien sentir à ses deux pieds !
C'est le contact ; la sensation tactile ; la prise
de possession du terrain, répétée. — Chaque pas est marqué de chaque
foulée du
visage dans un air à chaque instant souffleté de nouveau par ma face...
Exprimant ceci que j'ai senti, je note avec
attention le plus étonnant : de me trouver, au soir de ce jour, parti d'un point
éloigné de dix lieues arrivé ici, où j'écris, par le seul balancé de mes deux
pieds sensibles...
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