Victor Segalen, Equipée

 

 

11.

QUANT AU RÉEL, il triomphe avec brutalité. Le coup de plongée a réussi. J'ai brutalement étranglé ma peur du réel. Je m'en suis allé au-delà. Le foulement perpétuel de la boue grasse, élastique et nourrissante ; les constantes réactions grossières et quadrupèdes du cheval... la vie diurne sur le pays ; la vie nocturne aussitôt assourdie de sommeils, recevant le coup de masse consciencieux du bourgeois qui s'en est allé, par hygiène, "voir des femmes". — Ce sont de lourds sommeils musculaires, d'un lourd horizontal, — et qui n'en demande pas plus. Les réveils nets sont directs et lucides, mais non pas "extra-lucides", mais non pas pénétrants... J'embrasse d'un seul coup tout ce qu'il faut faire aujourd'hui qui n'est que l’en-demain répété de cette veille bien acquise... Ceci tue l'Imaginaire rétif, au lieu de s'opposer tout simplement à lui.

Certes la constatation est imprévue. À bien y réfléchir, j'aurais cru à des débats plus prolongés, à des atermoiements, des ruses, ou de tragiques chocs... Rien, ou si peu tout d'abord, et maintenant plus rien. Si je relis des mots anticipés : "lointains" et "désirs de conquête", "beauté du choc entre l'esprit et la terre"... Le plus grand nombre de ces mots ne m'évoquent plus rien du tout. Il n'y a pas de réponse à l'appel. Il n'y a pas de communication. Les mêmes mots, il faut les repenser, les mûrir, les adapter à mes très grossiers besoins quotidiens...

Non ! — et c'est interloquant — le Réel mijoté d'avance ne s'oppose pas à l'irréel comme un gros lutteur au maître en lutte japonaise ; — il existe, tout simplement, et on le subit. Jeté à l'eau comme je l'ai fait, et sans cesse nageant entre deux eaux, je ne cherche plus les grandes bouffées du vent tourbillonnant. C'est un sport équilibré d'aquarium. Je me souviens encore, par habitude, de la nécessité, disait-on, de l’irréel, du non-vrai, du lointain... Mais je continue mes brassées régulières, sans anxiété, sans asphyxie. C'était donc cela, le Réel ! Imaginer est bien plus plein d'angoisse que faire. Si tu as peur de la chute, jette-toi. Si tu crains l'eau, mouille-toi bien... Gribouille et Prud'homme, en le bon gros gélatineux Sens Commun sont maîtres incontestés ici.

L'accomplissement n'a pas donné l'ivresse forte imaginée, mais le constat : c'est cela .  — C'est fait . Ce n'était donc que cela ; et l'on reste étourdi du limité, bien vite repu, satisfait ! Et l'on ne demande pas plus. On s'ébat avec de bons gestes d'otaries dans le bassin. — Les moindres gestes éclaboussent : tant mieux : pan ! dans la flaque sale ; la boue est une coque, une armure, une défense, un vêtement Les souliers se trouent ? On marche plus librement à travers... La rêverie longue est antagoniste de cet effort ; on donne l'effort, en pensant à autre chose, à n'importe quoi... Si le livre qui s'ouvrait autrefois de lui-même insiste et parait déplacé, on ferme le livre...

Et les mouvements deviennent gros. Et l'on n'est plus sensible à tout ce qui dansait autrefois. Et l'on s'attache avec ses mains et sa bouche au concret : au chemin fait, à celui qui reste à faire, au sommeil empuanti d'odeurs humaines, à ce que l'on mangera, à la quantité qu'on mangera, — la nuance est méprisée ; la notion pleine du geste, voilà ce qui sert, où l'on se vautre...

Au reste, simple défense sans doute. Obligé de compter avec la "mère nature et C ie", on feint d'obéir à ses principes... On devient tour à tour peuple, ouvrier, paysan ; du cheval, on descendrait volontiers à la mule, de la mule à l'âne, comme plus sûr ; et de l'âne plus bas encore dans la grossièreté paresseuse : de l'âne porteur, à l'homme de bât.

 
 
 

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