8.
LE REGARD PAR-DESSUS LE COL n'est rien d'autre qu'un
coup d’œil ; mais si gonflé de plénitude que l'on ne peut séparer le
triomphe
des mots pour te dire, du triomphe dans les muscles satisfaits, ni ce que l'on
voit de ce que l'on respire. Un instant, — oui, mais total. Et la montagne
aurait cela pour raison d'être qu'il faudrait se garder d'en nier l'utilité
pesante. Tout le détour de l'escalade, le déconvenu des moyens employés —
ces
rancunes sont jetées par-dessus l'épaule, en arrière. Rien n'existe en ce moment
que ce moment lui-même.
Quelques pas avant d'y atteindre, et l'on s'avoue
encore très dominé, très surmonté. Le sentier, qui n'a plus raison d'être
fourbe, bute contre la hauteur qu'il doit enfin aborder franchement. Il ne faut
pas renverser la tête en arrière et devancer du bond des yeux la marche enfin
rythmique obtenue : il vaut mieux fixer les yeux sur ses pieds que dans le ciel.
Ce sont des conseils de route, et vulgaires. Mais, atteindre le but au hasard
est plus déconcertant que le manquer, et l'on sait à quel étonnement cela
conduit. Il faut saisir le but dans un équilibre tel que l'ampleur en soit
balancée et conquise ; il faut rester digne de lui : ni trop reposé jusqu'à
l'oubli de la dépense, encore moins époumoné, ni épuisé — mais dans cet
état
désirable où la fatigue est plus que surmontée : Dépassée ; dans cette ivresse,
palpitante et dynamique où le corps entier jouit de lui : les orteils,
écarquillés comme dans le geste des sculptures antiques, se dilatent dans les
sandales serrées aux chevilles... les épaules et la tête pèsent juste ce qu'il
faut sur le dos, et les tempes battent d'allégresse, et le cerveau fiévreux de
joie se comprend et se conçoit comme un organe heureux de vivre et digérant avec
vigueur sa pensée... Alors, ne pas s'élancer, ne pas s'arrêter, mais donner à
point le dernier coup de reins pour s'affermir sur la hauteur conquise, et
regarder. Regarder avant, en respirant à son aise, en renforçant tout ce qui
bourdonne des orgues puissantes et de la symphonie du sang, des humeurs
mouvantes dans la statue de peau voluptueuse. C'est ainsi que la possession
visuelle des lointains étrangers se nourrit de joie substantielle. C'est la vue
sur la terre promise, mais conquise par soi et que nul dieu ne pourra escamoter
: — un moment humain.
Un moment magique : l'obstacle a crevé. La pesanteur
se traite de haut. La montagne est
surmontée, la muraille démurée. Le lieu borné n'a plus tout d’un coup
d'autres
bornes que la feinte prolongée de l'horizon. Deux versants se sont écartés avec
noblesse pour laisser voir, dans un triangle étendu aux confins, l'arrière-plan
d'un arrière-monde.
C'est tout à fait un autre monde. L'on grimpait
jusque-là dans les étroits fourrés humides où des sources pétillent partout,
avec l'angoisse, inverse de la soif — le supplice de l'eau —
d'avoir plus à
boire que l'on a soif. L'on heurtait souvent un versant vertical trop proche, et
collé sur les yeux, mais voici que derrière le col, la large vallée descendante
recule, ses flancs creux et roses, ses flancs désertiques, desséchés par un
autre régime des vents et du soleil. C'est, de nouveau, la promesse haletante de
désirs altérés, l'espoir de tendre vers la source — que l'abondance des
sources
avait tari. C'est aussi la transmutation dans l'effort. Ayant, jusqu'ici, tout
fait pour élever son corps, l'ayant porté à chaque pas, c'est maintenant le
corps qui se déverse, chute et entraîne. L'effort change bout pour bout comme un
sablier. Les genoux qui soulevaient vont recevoir. Les jarrets actifs se font
amortisseurs. Les bras nagent dans un équilibre entrecoupé de cascade, et le
regard, précurseur aux bonds de dix lieues, plane et se pose à volonté sur cet
espace. Ceci est peut-être le symbole physique de la joie ? La descente
aurait-elle plus de joie que l'effort à la hauteur, et cette vertu paradoxale de
prolonger ce moment essentiellement bref : le regard par-dessus le col.
Non. La descente est une chute déguisée,
entrecoupée, et sans même la beauté du vertige. La dévalée n'est qu'un emprunt
au saut de chèvre, une glissade raccrochée aux pierres et aux ronces. Descendre
est voisin de déchoir. Et rien ne vaut ce que j'imaginais. Vite, les mouvements
nouveaux, répétés et identiques, deviennent insupportables. Les genoux se font
douloureux, les chevilles tournent et vacillent si je ne crispe la jambe pour
éviter, à chaque pas, le faux pas. Alors, le moindre bout de sentier plat est
reposant, et agréable, et, s'il remonte, fait regretter tous les mérites de
l'effort ascensionnel. Même, si la route n'était point la route, c'est-à-dire
impérieusement tendue vers ce point imaginaire, — hors des monts et des
ravins,
— l'autre but, volontiers je me retournerais vers la hauteur d'où je
dévale pour
escalader à rebours et regagner le col. Le dévers a compensé et mis en valeur
balancée la puissance montante de l'avers, et démontré surtout l'incomparable
harmonie, la plénitude, l'inouï de ce moment fait de contraires, le premier
regard par-dessus le col.
> LE FLEUVE DISPUTE À LA MONTAGNE d'avoir inspiré tant...
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