5.
LES PAS SUR LA ROUTE sont bons et élastiques. À
peine hors du gîte, la route d'elle-même — absorbée au loin par l'horizon
contourné — semble se mettre en marche, et me tire. La distance n'existe
pas
encore. Il ne suffit pas de marcher, on veut courir, ni de courir, on sauterait
à droite et à gauche, volontiers. Au bout d'un certain nombre d'heures
semblables, l'allure change : on s'avoue qu'il est indispensable d'apprendre à
marcher longtemps et droit.
La nuit vient avant la fatigue. On s'endort, heureux
que le lendemain s’annonce fidèle à ce jours-ci. L'aube vient, avant le
réveil.
On ne s'étire pas : on est debout. Mais l'avancée est plus sage et plus
prudente. Et l'on s’enquiert de la distance. Il ne peut être question de
mesures
rigides, ni de jalonner la route de segments équivalents. Le système occidental
serait à la fois ici un manque de goût d'exotisme, et une raison d'erreurs
locales : il ne faut pas compter en kilomètres, ni en milles ni en lieues, mais
en "li".
C'est une admirable grandeur. Souple et diverse,
elle croît ou s'accourcit pour les besoins du piéton. Si la route monte et
s'escarpe, le "li" se fait petit et discret. Il s'allonge dès qu'il est naturel
qu'on allonge le pas. Il y a des li pour la plaine, et des li de montagne. Un li
pour l'ascension, et un autre pour la descente. Les retards ou les obstacles
naturels, comme les gués ou les ponts à péage, comptent pour un certain nombre
de li. — Ceci n'a donc point d'équivalent dans la longueur
géométrique, mais se conçoit
fort bien dans la mesure humaine du temps et du jour : "
dix li
" c'est à
peu près ce qu'un homme, ni hâtif ni lent, abat à son pas en une heure, dans la
plaine.
Je le sais. Au bout d'une heure je demande :
"Combien de li ?" Au moins douze, répondent les gens. Nouvel entrain, et
nouvelles gambades. Mais il faut bientôt en rabattre. Je ne suis plus. Je monte
à cheval. La bête est nerveuse, ou déjà lasse ? L'étape arrive à point pour ne
pas se faire attendre. — D'autres jours mes pas se feront plus
méthodiques.
L'en-allée dansante se restreint. Les gestes immodestes s'atténuent. Je compose
entre la courbature et l'appétit grandissant, et le plaisir d'être si bien en
selle, et la chaise en l'auberge du soir. Puis, les jours se dépassent bout à
bout. Je sais mieux voyager à mesure que cette antique et périmée notion du jour
disparaît devant l'autre, impérieuse, d'
étape
, souvent prolongée dans la
nuit.
L'Étape devient reine du temps bien employé sur la
route. Elle s'impose, non plus sur un monde immobile attentif aux astres
tournants, mais sur les animaux en marche, respectueux de la litière. L'étape
est catégorique et se suffit. Le but premier — imaginaire ! — sonne
creux dans
le lointain, comme des grelots de mules sur des harnais vides...
Comme il s’efface devant le réel quotidien, qui
pourtant progresse puissamment vers lui ! Il importe peu vers quoi l’on
marchait
depuis ce matin, si, à l'arrêt dans cette étape, on prend conscience, plein les
reins et plein les muscles, d'avoir "bien marché tout aujourd'hui".
> L'INDISPENSABLE PETIT DIEU DU VOYAGE est un petit...
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