4.
TOUT EST PRÊT, MAIS AI-JE BIEN LE DROIT de partir ?
Constructeur jusqu'ici dans l'imaginaire, conjureur de ces matériaux ;
impondérables et gonflants, les mots, — ai–je bien le droit de
bâtir dans le
monde dense et sensible, où tout effort et toute création, ne relevant plus
seulement d'une harmonie intime doivent trouver leur justification dans le
résultat, dans le fait, — ou leur démenti sans appel...
Pris d'un doute plus fort que tous les autres, pris
tout d'un coup du vertige et de l'angoisse du réel, je rappelle et j'interroge
un à un les éléments précis sur quoi s'établit l'avenir. Ce sont des relations
de voyage, (des mots encore), des cartes géographiques — purs symboles, et
provisoires, car des districts entiers sont inconnus là où je vais. Il y a donc
les chenilles sépia des montagnes, des traits rouges pleins, qui sont des
sentiers méprisables puisqu'ils ont été déjà suivis, et des traits rouges
pointillés qui marquent à
l'aventure les routes ouvertes, inexistantes peut-être. Des traits bleus qui
dessinent les fleuves ; des traits verts représentant les limites des provinces
ou des États. Quelle sera la possibilité de franchir l'un ou de sauter l'autre ?
Le fleuve a peut-être un pont ici ; et la frontière politique un prétexte à
n'être pas enjambée. Enfin, il y a le problème de pure longueur dans l'espace
que tout ce chemin représente. Et voici la roulette d'acier du curvimètre qui se
tortille et virevolte entre mes doigts, progressant terriblement vite sur son
axe enspiralé. Elle fait sa route avant moi, et puis, reportée sur la barre
rigide de l'échelle, elle donne, sans commentaires, des mesures précises,
précises au centième, — mais fausses. car, pour un détour du trait sur la
carte,
la route en a peut-être fait deux sur la plaine, et dix et vingt sur la
montagne. Et quel rapport logique accepter entre l'espace, la sueur et la
chaleur, la fatigue et l'entrain, la hâte à poursuivre ou le désir du retour en
arrière ? Rien n'a été mesuré sur ce point, — rien qui unisse le jeu du
curvimètre dans mes doigts, et la grande agitation musculaire qui suivra.
Enfin, toute question et toute incertitude sont
portées à l'extrême lorsque, délaissant les parties dessinées de cette carte,
—
honnête et sincère puisqu'elle avoue ses ignorances, — on s'aventure dans
ses
zones laissées en blanc. Là, ni fleuves, ni routes, ni plaines, ni montagnes.
C'est là pourtant où l'expérience du réel traversera son domaine de choix.
—
Pour dompter et dessiner d'avance ce que l'on trouvera dans ce blanc, vais-je
déjà retomber dans l'imaginaire à peine fui ? Pour le combler, faut-il inventer
d'autorité ce qu'il contient, et puis en rabattre ensuite ? Je sais. Il y a
d'autres attitudes. De ce que l'on connaît exister alentour on peut
déduire
ce qui se doit être ici. Mais dès lors, à la merci de la moindre
erreur déductive. Le coup d'envol imaginaire se suffit jusqu'au bout à lui-même
: la mastication logique a péché contre l'esprit, si elle a tort.
Il ne faudra point avoir tort. Derrière ces mots,
derrière ces signes figurés, étalés conventionnellement sur le plan fictif d'un
papier, il me faudra deviner ce qui se trouve très réellement en volumes, en
pierre et en terre, en montagnes et eaux dans une contrée précisée du monde
géographique. Et l'abondance et le disparate de ces notions, et l'absence de
commune mesure humaine est un grand sujet de trouble : il y a des cotes d'étiage
dans le fleuve, des dates historiques dans la fonte des neiges à mille lieues du
point où je vais ; des habitudes connues dans le régime des vents ; il faut
échapper aux trop excessifs coups de froid dans les montagnes et se garder
encore plus des régions pluvieuses en plaine... voir si des gens d'escorte du
pays même valent mieux que des étrangers au pays ; —les étrangers, plus
fidèles,
seront un fardeau de plus à traîner. — voir si l'escorte doit changer en
totalité à chaque frontière de province, ou s'il faut conserver un noyau unique
que l'on mènera de Pékin à Bénarès... Et qui me portera ? Des chevaux, des
chameaux, des ânes, des hommes, des
mules, ou mes pieds ? Chacun peut-être, tour à tour, mais dans quel ordre ? Il y
a aussi cette importante et importune question d'argent. Faut-il me faire
précéder sur la route de relais de lingots sonnants ? Par quels ravitailleurs,
gros marchands chinois ou missionnaires apostoliques ? Faut-il emporter des
objets d'échange pour les habitants problématiques des régions inconnues ?
—
Vient enfin l'approvisionnement en armes. Ne pas en avoir est folie. Montrer
qu'on est bien muni est provoquer l'envie du pillage... Même au prix de ces
comparaisons minutieuses, j'entrevois à peine ce qui viendra. Et cependant il
faut faire plus : prévoir. Il faut tout prévoir. Ce n'est pas un livre que
j'écris.
De nouveau, je suis face à face avec l'interrogation
première : quelle est, prise sur le fait, la concordance entre la notion et son
objet. Où est le lien, où est le lieu de certitude — ou d'angoisse
— du réel ?
Dès maintenant, je puis tenir que le réel imaginé
est terrible, et le plus gros des épouvantails à faire peur. Rien ne dépasse
l'effroi d'un rêve de cette nuit, veille du départ. Il me faut donc m'éveiller
tout d'un coup :
Je suis en route.
> LES PAS SUR LA ROUTE sont bons et élastiques.
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