28.
POUR CONCLURE... car il faut oser conclure. Ce
voyage, imaginaire d'abord, est devenu un fait, avec son départ et l'hypothèse
mouvante. Il a marché. Il s'est déroulé ; comme un fait, il est arrivé. Il y a
là quelque chose de
parfait
, d'achevé, indépendant de tout, indépendant
comme l'aiguille sur le cadran, tournant exactement son heure sans s'inquiéter
des actes dont l'homme la remplit. Le voyage a donc marché de son pas
implacable. Il faut reconnaître que là, le réel s'est laissé bien entourer.
J’ai
eu raison contre les doutes, les tâtonnements, les ignorances. Parti de ce
point, je suis arrivé à celui-là, et de retour, dans cette immobilité acquise,
je puis maintenant expertiser ce que j'ai vu et chercher un sens à l'aventure.
J'ai au moins appris sur la route à donner quelque importance à l'auberge
acquise. La conclusion n'est plus un jeu imaginaire, mais l'image du succès.
Jouis de l'effort, comme tel, mais fouette-le
jusqu'au moment où il passe l'obstacle et t'apporte au domicile choisi. Ce
voyage aura donc nécessairement un retour, un objet, une parole définitive.
—
Le premier point à résoudre se pose de lui-même
ainsi et se résout : ce voyage a été heureux, puisqu'il fut, qu'il partit et
qu'il parvint. Mais moi-même, ai-je été heureux en ce voyage ? Quelle est ma
part de bonheur due au voyage ? Même, suis-je heureux ?
Que cette question puisse même se formuler, et l'on
dira qu'il faut d'emblée répondre non... Le bonheur impérieux, le seul dont la
conquête est digne, la volupté de l'heure et de l'objet, ne laissent ni le répit
ni le goût de se poser telle interrogation. L'heure du retour n'est donc pas
voluptueuse au point de se suffire et de se combler. Est-elle, encore une fois,
heureuse ? Pour répondre, je dois me fixer et avouer mon attitude en face du
bonheur.
Elle n'est pas franche. Je ne sais boire et jouir
sans goûter, Je ne sais pas voir sans regarder un peu trop, ni entendre sans
écouter, ni sentir sans me reculer pour mieux sentir. Et depuis longtemps j'ai
coutume de qualifier l'événement non pas en raison de sa vertu, de sa couleur
actuelle et spontanée, mais en rapport de ce que je l'imaginais ou non. Toute
acquisition neuve est heureuse ; tout enrichissement prévu a rarement le don de
dépasser ce que j'avais décidé qu'il serait. Or, ceci, qui me dispense de juger
ce voyage d'un mot, ou qui rendrait suspect un jugement unique sur ce voyage,
est précisément le mode d'expertise le seul utilisable ici puisque la même
interrogation, en somme, la même question fut le départ et la raison de ce
voyage, et que la même recherche — posée dès les premières lignes sous une
expression équivalente — fait indiscontinûment la vraie
trame de ceci, mêlée à toutes les étapes, et toujours à tous les mots dont
parfois le chancelant s'explique.
Pour répondre, je ne saurai donc mieux faire que,
sans revenir en arrière, me reporter à chaque instant de ce livre, et voir, pour
chaque ligne si la dose de beauté, de valeur, que me rendit le réel, surpassa ou
non la promesse imaginaire, ce qui est mêlé à tous les mots. J'aurais ainsi une
ligne sinueuse, brisée, cassée, arabesque cisaillée d'à-coups, parfois noble
comme une parabole, parfois enfuie vers les irrationnels, mais qui, en comparant
ponctuellement l'écart entre l'attendu, le désiré et le trouvé, le rendu,
—
pourra me fixer avec une ironique et impassible précision. — De même qu'un
voyage se compose de pas, de même la somme du bonheur incluse ici est possible à
connaître si je la fragmente à l’extrême.
Impossible, en revanche, à exprimer d'un seul mot,
oui ou non, grande ou petite. Je renonce gaiement à savoir si je fus heureux ou
non, même si de cette opposition constante entre les deux je suis heureux... Car
déjà, de cette opposition constante entre les deux mondes s'est tirée une autre
leçon. Un autre gain ; une acquisition impérissable : un acquêt de plaisir du
Divers que nulle table des valeurs dites humaines ne pourrait amoindrir.
C'est qu'en effet, partout où le contact ou le choc
s'est produit, avant toute expertise des valeurs en présence, s'est manifestée
la valeur du divers. Avant de songer aux résultats, j'ai senti le choc ainsi
qu'une beauté immédiate, inattaquable à ceux qui la connaissent. Dans ces
centaines de rencontres quotidiennes entre l'Imaginaire et le Réel, j’ai
été
moins retentissant à l'un d'entre eux, qu'attentif à leur opposition. —
J'avais
à me prononcer entre le marteau et la cloche. J'avoue, maintenant, avoir surtout
recueilli le son. Parmi le désabusé, le déconcerté, ou au contraire l'émerveillé
de chacun de ces mots ou de ces chapitres, je notais, en dégustant
silencieusement la musique, ironique et intime, que faisaient les deux mondes
délibérément opposés. Je puis l'avouer maintenant : je n'ai pas été dupe ; ni du
voyage, ni de moi. – Sans doute, ce livre gardera son titre équivoque, ou
plutôt
son parti pris d'
Équipée
, malgré l'aveu d'avoir surpris ou obtenu le Réel
dans une valeur parfois équipotentielle. Qu'il n'ait pas été absorbé ; qu'il ait
tenu bon ; qu'il n'ait pas été victorieux non plus..., ce qui pourrait faire
croire que l'on avoue avoir compromis ou fourvoyé l'Imaginaire dans les sentiers
du Réel. C'est qu'il n'est pas possible de le nier. Cependant, au-delà de tout
au-delà du bonheur ou du satisfait, au-delà de la justice et de l'ordre...
demeure la certitude que voici : la justification d'une loi posée de
l'exotisme — de ce qui est autre — comme d'une esthétique du
divers.
Mais il faut s'entendre : le Divers dont il s'agit
ici est fondamental. L'exotisme n'est pas celui que le mot a déjà tant de fois
prostitué. L'exotisme est tout ce qui est Autre. Jouir de lui est apprendre à
déguster le Divers. Enfin, ayant, comme il faut, apprécié le choc, je me
demande, et ceci est la
dernière question péremptoire, si, du choc n'a pas jailli quelque
étincelle…
Peut-être celle-ci.
Je me garde d'une confusion sur les mots. Le Réel
n'a rien voulu dire ici que ce qui s'oppose au jeu pur de la pensée ; ce qu'on
touche, ce qu'on voit et flaire, ce qu'on mesure, ce qu'on sent. Le débat a lieu
entre ces deux exclusives données...
Mais, entre elles, plus vastes qu'elles, plus larges
qu'elles, existe sans doute une chose. Celle-là, non touchée par l'expérience,
celle-là, indicible, échappant à toute emprise, et unissant ces contradictoires
dont tout ceci n'est qu'épisodes de combats. Je ne puis songer à le définir.
Sitôt défini, un scrupule, je sais bien, me prendrait : si
l’Être
était
autre
que je viens de le dire... ; et de nouveau, la loi d'un exotisme
universel et victorieux m'arrêterait... — Je crois donc que ceci
d'entrevu, comme une vision rapide à la lueur du choc, n'est pas dicible par des
mots ; mais sous un symbole par exemple figuré de la sorte. — Puisque le
débat
s'est mené et prolongé jusqu'en Chine, c'est à la Chine que j'emprunterai le
sceau formel et l’arrêt du débat ; — c'est la plus chinoise des
dynasties, la
grande ère des Han, qui le fournira sous ces traits :
Deux bêtes opposées, museau à museau, mais se
disputant une pièce de monnaie d'un règne illisible. La bête de gauche est un
dragon frémissant, non pas contourné en spires chinoises décadentes, mais
vibrant dans ses ailes courtes et toutes ses écailles jusqu'aux griffes : c'est
l'Imaginaire dans son style discret. La bête de droite est un long tigre souple
et cambré, musclé et tendu, bien membré dans sa sexualité puissante : le Réel,
toujours sûr de lui.
Ceci est exact autant qu'un symbole peut l'être. Un
symbole emprunté comme il convient à la Chine antique, — pays où se
déroulaient
l'expérience et le débat. Quoi de plus juste ? — Ce symbole n'a peut-être
rien
de commun avec ce qu'il prétendait signifier. C'est le sort de bien des
symboles... Maintenant, chacun peut choisir et retomber dans sa bête familière,
soit le
monstre, soit le quadrupède sexué. L'homme est absent de ceci, et toute la
sentimentalité humaine. Le dieu ? négligé, depuis longtemps. Reste l'objet que
les deux bêtes se disputent. —
C'est un cercle... qu'encastre un carré. Quadrature
? Un anneau, un serpent symbolique, un symbole géométrique, le Retour éternel ?
L'équivalence de tout, l’Impossible, l'Absolu ? Tout est permis... Je
crois
plutôt à la figuration d'une simple monnaie, la sapèque chinoise, ronde, percée
d'un trou carré... Mais ceci est l'interprétation historique grossière...
L'objet que ces deux bêtes se disputent, — l'être en un mot — reste
fièrement
inconnu.
> J’AI TOUJOURS TENU POUR SUSPECTS ou illusoires...
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