Victor Segalen
Equipée
 

 

27.

L'AMI TROP FIDÈLE est celui–là qui au retour, au départ, est encore debout sur la même place, dam le même visage et des yeux que je cherchais de loin, et craignant de ne pas reconnaître, — et que j'ai reconnu sans ambages tout aussitôt. — Il m'a crié : "Tiens, tu n'as pas changé..." ; et comme je le regardais avec l’œil lourd du voyage mécanique et rouge du poussier de charbon, il a cru à de l'étonnement ou de la crainte, et a ajouté rassurant : "Je n'ai pas changé non plus !"

C'est bien là ce que je craignais ! Je m'explique maintenant cette prémonition douloureuse, cette angoisse constante du retour mené jusqu'à sa fin, et dont je redoutais toujours l'explosion... Que faudra–t–il dire à l'arrivée ? Faudra-t-il cacher mon étonnement ou mon dépit ! — Le visage vu de loin est pour quelques secondes à peine entrevu comme un objet d'expertise, de claire vue, de lucidité..., le moment du retrouver est ambigu et aigu. Ce visage, autrefois familier, est ici aperçu avec toute la nervosité neuve et tendue par tant de choses acceptées... Pendant l'éclat du premier coup d’œil, avant que les paupières n'aient cligné, je vois franchement ce que je ne savais plus depuis longtemps regarder sans habitude, sans amitié. Cette fois, l'imaginaire se faisait douteux... et me menait bel et bien vers le réel de ce moment prévu. La déception. L'escompté.

Ainsi, il n'a pas changé, lui... Ainsi, onze ou douze mois, trois cents et quelques jours, des heures, et plus que tout cela, deux ou trois moments impérissables ont passé peut-être sur lui, sans le toucher davantage ? sans le marquer ? sans descendre assez au fond de sa vie pour que sa dépouille vivante n'accuse point le déformé ou la révélation ! — Ainsi, mes lettres qui lui venaient de si loin, pleines d'espace et de terrain conquis, et mes recherches, et les desseins avortés, les désirs aussi dont il prenait sa part, en me répondant mot pour mot, — ceci n'a donc pas persisté, et a passé sur lui sans l'émouvoir ? Qu'a-t-il fait ? Je sais, d'autre part, que le sort ne l'a pas épargné. Il a vu tomber de haut ce qu'il croyait tenir et posséder. Il a vu s'évaporer des réalités provisoires et personnelles. Tout ceci qui s'est abattu sur lui est donc vain ?

Il n'a pas changé ? Il ment. Cet œil gras, ce menton et cette voix. Maigre et défait du voyage, je suis étonné par son poids. C'est moi qui devant lui demeure timide. Je réponds en écho bien appris :

— Oui, tu es toujours le même.

Il m’accepte alors, et m'emmène, satisfait.

 
 
 

> POUR CONCLURE...

 
 
 

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