Victor Segalen
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22.

CES APÔTRES (À LA CHINE) POURRAIENT ÊTRE de grands voyageurs, car ils vont presque aussi loin que les plus hardis ; ils pourraient être de beaux précurseurs car on les trouve là où personne souvent n'avait pénétré. Ils pourraient être intelligemment les rois étrangers de certains districts des confins, car leurs fidèles se rendent compte que, non Chinois, ils représentent une autre humanité. Ils pourraient être évangélistes et manieurs de foule, car ils ont dans les traditions qu'ils récitent, tant d'exemples de croisades et de surgies soudaines de foi... Et ils ont aussi une doctrine, dont l'étendue va jusqu'à expliquer l'inexplicable, qui a réponse à tout, pardon pour tout, et qui, augmentant par son application les biens terrestres, conduit sans trop d'ascèse à des biens éternels. Ils devraient donc, depuis les quatre ou cinq cents ans qu'ils ont mis le pied sur la Chine (par le Sud), précédés de leurs nombreux devanciers un peu trop négligés dans le Nord, ceux-ci précédés des Nestoriens qui tout en compliquant le problème dogmatique leur frayaient néanmoins la route... — ils devraient donc tenir en leurs mains spirituelles la plupart des quatre cents millions d'âmes d'un peuple peu réfractaire à la morale médiocre et mitigée du plus grand nombre, du bon sens, du double bonheur assuré.

Et c'est ainsi qu'on pourrait les imaginer : détachés de tout, hors de la conquête spirituelle, méprisant les biens palpables, n'habitant pas ici ou là mais prêts à se jeter sur les contrées infidèles ; recevant ce qu'il faut pour vivre, afin de ne rien demander pour eux, et de tout donner de ce qu'ils reçoivent à d'autres limitant même ce douteux trafic en argent ; — s'efforçant de toucher les cœurs, appelant tous et toutes vers eux mais refusant avec dureté tout baptême équivoque, toute conversion où la grâce serait capitalisée et placée. — Sur eux-mêmes, très méticuleux de la toilette de leur âme, qui serait ardente et farouche, passionnée dans un corps férocement chaste, — d'une continence d'autant moins méritoire que l'autre sexe, à la Chine, vu dans les villages et les champs, est plus détournant qu'attirant. Ils devraient enfin, parfois, pénétrant à la tête d'une foule ivre de foi dans les temples où les dieux adverses étalent leurs gros ventres, s'en aller crever des idoles d'autant plus creuses et fragiles qu'elles ne sont point ici de marbre comme dans les temps premiers du Seigneur, mais de torchis et de carton-paille... Ils réserveraient les coups plus durs pour l'Église chrétienne Réformée, vide d'idoles, mais remplie de confusions d'autant plus redoutables, et qui se sert, dans la langue infidèle, de termes souvent identiques... C'est ainsi qu'ils marcheraient vers la plus grande évangélisation du plus vaste pays humain du monde entier.

On peut les imaginer ainsi. On les joint, ce ne sont pas de grands voyageurs , car ils ont une visions singulièrement locale de ce qui les entoure ; et un critère déplaçant : ils ont fort peu d'influence malgré leur toujours bonne entente avec l'autorité ; cette influence se concrétise d'ailleurs assez vite autour des deux points temporels : gain des procès catholiques, et possession habile à s'agrandir du lopin sur quoi se bâtit la mission. Ils gagnent peu d'adultes marquants à la foi : le baptême s'applique surtout au nouveau-né. Il n'y a plus de ces illuminations célèbres. Le nombre des convertis, eu égard au chiffre total du pays, est infime et presque inexistant. Eu égard aux efforts déployés dans ce sens, déconcertant, décourageant..., si les efforts de l'Église rivale, réformée, plus considérables encore, n'avaient abouti à moins encore. Et ils ne sont point détachés de tout, mais fortement attachés à la terre. Posséder de la terre, en ce pays où la terre, parèdre du ciel, fut divine autrefois, en ce pays où nul autre Européen qu'eux-mêmes ne peut être propriétaire ; — posséder de la terre et l'agrandir est leur joie et leur consolation... leur conquête n'est plus spirituelle et paradisiaque : mais ils ont acquis à peu de chose ce morceau de plus, cette enclave, ces dépendances de pagodes, cette tour païenne, — mieux encore : la chose est "paraphée, sigillée, enregistrée" — les notaires ont donné : le laboureur peut se camper sur son champ et dire : c'est à moi. — Parlant du nombre de convertis, je n'ai jamais vu luire dans des yeux évangéliques cet éclat de terroir du vieillard né en Beauce ou en Champagne, et qui, pauvre chez lui, souvent, recueilli, élevé, expédié, installé, planté là sur l'orée des grands monts Tibétains voit s'accroître sur ses vieux jours les rizières cultivables autour de la mission, son domaine.

Ou parfois la lueur est noble, détachée de la terre, bien que seigneuriale et chargée d'aïeux, mais alors, quelle ironie méprisante de grand aloi dans cet aveu d'impuissance à faire pénétrer la lumière dans ces âmes obscures !

Serait-ce qu'il faut s'en prendre à la Lumière ? au dogme, à l'Évangile ici apporté ? Mais il a, en d'autres temps. sur d'autres peuples, montré sa puissance et son pouvoir d'illusion... Et d'ailleurs, sur ces mêmes peuples, Chinois du Nord, des Wei, du pays de Pa, et Tibétains de Bod et du Kou-Kounoor, et Bouriates sujets du Tzar, et Birmans, Cinghalais, et durs montagnards du Népal, le Bouddhisme, — qui parfois, perverti et transformé en religion, affublé de rites et peuplé de dieux adventices, — lui est assez comparable avec sa tiède morale pratique, — a pénétré abominablement tous les bourgeois et paysans de l'Empire, toutes les classes rassasiées de peu, sensibles, domestiques — et parfois touché des Empereurs que leurs sujets devaient ensuite racheter aux moines pour dix milliers d'argent !

Ce n'est pas la doctrine qui est en cause ici, forte ou faible, vraie ou fausse, car ces quatre mots restent des mots. Mais c'est qu'ici la doctrine paraît absente. Si elle était là, elle se manifesterait, peut-être, et d'abord, permettrait une certaine unité. Voici des hommes dont ce qu'ils disent est préparé d'avance, codifié, catéchisé. Les mêmes mots, depuis deux mille ans ou Nicée. Or, transplantés, leurs gestes sont parfaitement différents : les uns polis et nobles, généreux, d'autres avares, retors, il y a des lubriques que l'on surprend couchés avant la messe, des sages, des saints ; de beaux esprits, des paysans. Les uns sont propres, les autres sales... toutes qualités humaines, là-dedans. Où est le divin ?

Ce qu'ils enseignent ? Du vent à travers des lèvres. Où est le divin ? Dans ces lieux vierges et reculés je l'imaginais possible... Où est le divin ? J'ai trouvé des hommes.

 
 
 

> IMAGINER, SUR LA FOI DES TEXTES, que l'on va,...

 
 
 

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