Victor Segalen
Equipée
 

 

21.

JE MANQUERAIS À TOUS LES DEVOIRS du voyageur si je ne décrivais pas des paysages. — Le genre est facile. C'est un exercice et un sport. Et l'abondance même de ce qu'on a lu permet de passer facilement du souvenir visuel au "mot qui fait image". Un paysage en littérature est devenu le plaisant chromo verbal. On en est même venu à discréditer la vision pure, jouissant d'elle seulement. Voir, pour certains voyageurs : ils ont ouvert les yeux en récitant les mots expressifs. Souvent le rythme de la vision s'est par avance cliché dans des phrases et découpé dans des alinéas. Cependant, je resterais impardonnable de me taire sur un sujet si attendu. Il s'agit ici d'un Voyage et le principal argument du voyageur, la description, est, par fatalité, absente jusqu'ici.

Ce n'est point par omission ni dédain du paysage. Ce n'est point par oubli des paysages vus, j'en ai vu ; j'en ai regardé ; ce n'est point par déconcerté ni discord entre ce que j'avais imaginé, et ce que je découvrais avec un émerveillement naïf malgré lui... Car je n'ai jamais, jamais trouvé face à face les panoramas de rêve rêvés. Je les conserve avec piété. Je les compare parfois avec leurs protagonistes, leurs parèdres réalisés...

Ce n'est point de ceci, de ces imaginaires qu'il peut être question dans ce texte au jeu double. J'ai vu, dans mes yeux faits de membranes sensibles, de gelées transparentes et de rayons, mes yeux baignés d'humeurs et de lumières, j'ai vu des étendues pleines d'espace, de dessins, de plans colorés, et d'autres choses, indicibles avec des mots ; — sans que jamais imaginées telles...

Paysage en Terre Jaune. Réellement fait tout entier de terre, et de jaune, mais enrichi de nuances, jaune-rose dans le matin, jaune-saumon dans la lumière occidentale, blême vers midi, pourpre violette dans le soir, et noir plus que noir dans la nuit, — car n'y pénètre même plus la lumière diffuse. Les plans, les découpures, et l'architecture falote, fantastique, est plus surprenante que les couleurs. La terre jaune qui recouvre plaine ou montagne est taillée en brèches et failles et grands coups de sabre verticaux, et ses constructions en équilibre croulant ne sont que lames, crêtes, pics, murs naturels, créneaux inattendus, romanesques imitations par le jeu des pluies des ruines romantiques... Et ce chaos, enclos au fond des vallées, plus souvent abordé d'en haut par une route toujours paradoxale, mangée sans cesse par les éboulis... Une route que le piétinement séculaire a fait souvent entrer profondément dans la terre, et qui étend son coup de sabre horizontal à travers un pan de montagne ; étroite à l'empan de l'homme, recreusée de petites cavernes où les chars à reculons s'abritent pour laisser passer l'autre... Un imprévu irascible et pas sérieux dans les formes dramatiques d'une falaise que l'ongle entame. Ce serait puissamment beau et étouffant si ce n'était point là de la terre bruissant dans ses continuels décrépits... Comme l'architecte le roc, et le puisatier la nappe souterraine, on cherche sans cesse le soubassement véritable de ces formes folles et grêles, l'assiette de cet ébouriffant carton-pâte. Et, nerveux de tant de dépenses de formes peu solides, on ne trouve de répit et de calme qu’en montant le plus haut possible, en s'évadant des régions basses et chaotiques, vers les hauts plateaux paradoxaux où la plaine calmée règne et s'étire sous le ciel. L'orgie est en bas, ici au rebours de toutes les autres montagnes. Il n'y a point de pics convulsés dans les hauts, et l'image benoîte de la riante et paisible vallée abreuvée est un non-sens. L'habitant de ceci doit tenir les crevasses basses pour les lieux hantés ; et les hauteurs ne sont que quiétudes. Je n'imaginais rien de semblable à cela.

Ni rien de semblable aux millions de collines rouges ondulant pendant deux mois de route dans la province occidentale de la Chine ; ni rien d'écrasant comme les abords et les premières marches et l'accès vers le Tibet, donjon asiatique...

C'est au moment même qu'ayant traversé le fleuve qui en vient, pour, de là, drainer toute la Chine ; c'est là, qu'émerveillé, étonné, et repu de tant de paysages minéraux, seul depuis de longs jours avec moi, et sans miroir, n'ayant sous les yeux que les fronts chevalins de mes mules ou le paysage connu des yeux plats de mes gens habituels, je me suis trouvé tout d'un coup en présence de quelque chose, qui, lié au plus magnifique paysage dans la grande montagne, en était si distant et si homogène que tous les autres se reculaient et se faisaient souvenirs concrets. Ma vue habituée aux masses énormes s'est tout d'un coup violemment éprise de cela qu'elle voyait à portée d'elle, et qui la regardait aussi, car cela avait deux yeux dans un visage brun doré, et une frondaison chevelue, noire et sauvage autour du front. Et c'était toute la face d'une fille aborigène, enfantée là, plantée là sur ses jambes fortes, et qui, stupéfaite moins que moi, regardait passer l'animal étrange que j'étais, et qui, par pitié pour l'inattendue beauté du spectacle, n'osa point se détourner pour la revoir encore. Car la seconde épreuve eût peut-être été déplorable. Il n'est pas donné de voir naïvement et innocemment deux fois dans une étape, un voyage ou la vie, ni de reproduire à volonté le miracle de deux yeux organisés depuis des jours pour ne saisir que la grande montagne, versants et cimes, et qui se trouvent tout d'un coup aux prises avec l’étonnant spectacle de deux autres yeux répondants.

 
 
 

> CES APÔTRES (À LA CHINE) POURRAIENT ÊTRE de grands...

 
 
 

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