20.
L'AVANT-MONDE ET L’ARRIÈRE-MONDE, cela d'où l'on
vient, et cela vers où l'on va... La mémoire amplificatrice et dansante, la
belle infidèle aux apparences minutieuses, est sœur, de même race et de
même
essence que la prévision nourrie d'avance d'images et d'émotions... Et il faut
s'examiner beaucoup, se forcer même un peu à trouver du nouveau personnel, de
l'imprévu, et ce choc incomparable du Divers, là où des gens qui ont écrit et
parlé la même langue, ont déjà passé en abondance. La limace laisse sa traîne et
le goût de sa bave... Autre chose est de
marcher en terrain neuf où
personne de sa race et parfois personne d'aucune autre race, n'est passé. Enfin,
autre chose est de marcher le nez au vent, soucieux de la pluie, en paysan, ou
des fleurs, en botaniste ou en poète, ou des femmes, de plus en plus faisandées,
en chasseur de venaisons étranges, — et de tenir en main la boussole
éclimétrique, fixant à la fois l'angle de route et la hauteur, — le
télémètre,
qui donne rapidement, d'un tour de doigt, la distance, — l'hypsomètre,
qui est
le moins capricieux, le plus naturel des mesureurs de montagne puisqu'il est
fait d'eau bouillante et de mercure bien calibré.
Alors tout change. Les apparences se résolvent en
deux catégories, aussi antinomiques que les douze Kantiennes... et le terrain se
partage en deux antipodes : ce qui est fait. Ce qui vient.
On va, non de l'acquis à l'irréel, mais il semble
que chacun ici, suivant le degré qu'il a de joie à regarder soit en arrière,
bien assis, bien connu, soit en avant, peut mesurer son initiation au réel, ou
ses préférences pour l'imaginaire.
Ce qui est fait est encore pis que connu : mesuré.
Des pas tous appendus au point de départ. Des pas chiffrés, dont chacun,
traînant ou joyeux, n'est plus qu'un cran sous le cliquet du podomètre. Autour
de ce serpent réduit à sa ligne rouge, les vallées mènent leurs rigoles, les
mamelons se cambrent, les lignes de partage s'ordonnent impérieusement comme la
plus grossière des lois naturelles ; les ruisseaux vont on sait bien où. Tout ce
que l'on voit, que l'on piétine et que l'on flaire se tasse peu à peu, s'ordonne
et se rassemble. Ce n'est point sur une carte. Mais on fait soi-même la Carte,
et sous les pas, sous les doigts et le crayon, le grand blanc provisoire se
grisaille, l'inconnu se dépèce et se dessine, l'imprévisible devient le déjà vu
et s'écrit. — C'est, à la fois un grand repos, — un repos repu de
connaissance,
car l'en-allée topographique qui est une conquête sans cesse victorieuse du
pays, une emprise intellectuelle, une compréhension aussitôt ordonnée, une mise
en valeur, en cotes et en fiches, du pays, de la région ainsi abordée, ainsi
dominée… au moyen de quelques lignes de niveau, de chiffres et de traits
de
convention.
Est-ce domination ou connaissance absurde ? Est-ce
un gain ou une défaite ? Le pays blanc sur la carte est plein de reculé et
fourmille de monstres. L'arrière-monde ici n'est plus qu'un peu de papier
noirci. L'avant-monde, au contraire, à mesure qu'il recule et s'étrécit, se
concrétise, se resserre, augmente la densité des possibles qu'il étreint, et
permet tous les aiguillages, tous les écarts bifurcants. À chaque instant, prêt
à saisir la route antérieure, on peut croire la voir plonger dans ce bas-fond
repéré, solidement tenu entre les deux versants, ou bien s'évader, se perdre et
fuir dans les gorges inaccessibles. — Alors, faut-il descendre avec aises
?
dévaler le sentier marchand ? On peut hésiter, car la plongée dans le blanc,
l'Espace en aval, est confuse. Ce qu'en peuvent dire les
gens d'amont est
contradictoire et se détruit. C'est la meilleure des routes, ajoutent-ils,
puisqu'en bas l'étable est bonne. Je suivrai donc l'autre, la route vers
l'impossible, la route impériale, la route aux chemins du passé. Et j'ai ainsi
raison d'avance, contre les contradicteurs.
Certains disent que là... là... (ils montrent le
ciel par-dessus trois monts triangulaires), il n'y a
rien
. C'est bien. Je
ne vois rien par là. En bas, c'est bien ce gros village marchand, "village des
Puits de Sel Blanc"..., et les chroniques locales n'indiquent rien de plus... Si
! comme un lieu détruit qu'on mentionne sans y croire, — comme un fantôme
dont
on n'est pas bien sûr s'il est là, voici cataloguée la Ville Antique des Trous
de Sel Noir — l'antique Heï Yentch'ang — sans nulle localisation
logique... et
d'ailleurs, les Livres ajoutent le caractère si redoutable dans la course au
passé : "Fei"... est tombée, a failli... n'existe plus... ou bien encore : Place
préfectorale déclassée... Ville anéantie par ordre...
Je suis la route, la route antique aux vertèbres
dallées ; je reconnais le style des anciens hommes. L'écartement des pas, le
poli vénérable, c'est une vieille route qui doit bien savoir son chemin.
Elle prend ce tour indescriptible qu'il faut bien
décrire quand même. Accrochée à la falaise violette, elle bondit par-dessus les
gros levains erratiques de grès noir, — sinueuse dans tous les sens comme
la
colonne infinie du dragon. Brusquement la voici perdue sous une futaie où elle
se prolonge cependant, d'où l'on ne peut plus enfin regarder en arrière.
— D'où
l'on ne peut plus voir d'où l'on vient...
La route qui menait ici est étouffée, est perdue,
est mangée de plantes et de mousses... il faut bien marcher quand même, aveuglé,
marchant de ses mains puisque les pieds trébuchent... Et me voici, débouché,
étonné de lumière et du nouvel espace, dans un très nouveau, très haut et très
cerné canton du monde. Une vaste cuve baignée d'air, d'un ciel neuf, et pleine
jusqu'aux bords de calmes cultures. Des chiens familiers aboient. Des fumées
montent dans le soir. Les montagnes, très hautes à l'entour, non pas
implacables, mais douces, font de ceci un canton évidemment isolé, évidemment
inconnu du monde puisque mes gens et les habitants d'en bas l'ignoraient.
— Je
songe ironiquement combien cet improviste village presque imaginaire est cerné,
entouré, et réalise le vœu littéral du Vieux Philosophe : "Que d'un
village à
l'autre ne s'entendent les abois des chiens... ni les appels chantants des
coqs."
La route a changé tout d'un coup d'aspect, la route
moussue, la route morte que personne évidemment ne menait plus : il y a bien
trois cents ans que personne n'avait passé là ! En revanche, c'est maintenant un
sentier vivant dans la terre. Tous les jours, des pas se posent par ici. Et
voici en effet, à ma rencontre, un troupeau de vieillards, jacasseurs, lents et
doux : je vais leur demander accueil, je vais leur témoigner mon gré de
ce qu'ils existent bien
réellement là où mes gens avaient affirmé leur vacuité néante, leur absence...
ils me donnent raison... Je vais donc...
Mais je reste devant eux, étonné, sans voix, sans
autre émotion que cette angoisse (non pas qu'ils soient très différents des
autres vieillards, dans les autres villages, que j'ai coutume de rencontrer).
Ils n'ont pas en effet de tresses mandchoues, contemporaines.... ils ont la
coiffure enchignonnée du vieux Ming et les longs vêtements que peignent les
porcelaines. Ceci est moins troublant que l'air étrange de leurs yeux ; car,
pour la première fois, je suis regardé, non pas comme un objet étranger qu'on
voit peu souvent et dont on s'amuse, mais comme un être qu'on n'a jamais vu. Ces
vieillards, dont les paupières ont découvert tant de soleils, me regardent mieux
que les enfants dans les rues les plus reculées...
La curiosité chinoise donne envie de cracher à
travers la champignonnière des figures écarquillées. Mais, ici, rien que de
noble, et un grand exotisme à l'envers : ces regards sont plus inconnus que
tout, évidemment, ces gens aperçoivent pour la première fois au monde, l'être
aberrant que je suis parmi eux. Je me sens regardé sans rires, dépouillé, je me
sens vu et nu. Je me sens devenir objet de mystère.
Ces gens seraient donc d'un autre âge... En effet,
ils n'ont point la tresse... encore... seraient-ils d'avant la conquête tartare
? Ils auraient alors près de trois cents ans de recul... Et ce sont bien les
longs gestes des Ming, le style et l'ancestrale humanité à six ou sept
générations, des vieux Ming. Ce sont bien les gestes saisis et flambés et
vitrifiés dans les porcelaines. Ils vivent cependant. Vont-ils parler ?
Je m'enquiers du nom du village. C'est précisément
le doublet antique des marchands d'en bas. C'est le Trou du Sel Noir, cette
sous-préfecture évasive que les Annales déclarent abolie depuis l'antiquité,
—
et l'on ne sait s'il s'agit de cent ou de mille ans. Une crainte grossière : il
n'y a sans doute pas d'auberge ici. — Je vais demander qu'on me loge au
temple
toujours vide du Wen, de la littérature, ou bien dans la maison du Voyageur...
Mais personne évidemment ne s'aventure jusqu'ici. Il faudrait, pour cela, des
échanges de présents. Qu'ai-je sur moi ? Les bagages pesants ont tous plongé
dans la vallée... Et je suis seul... Je ne puis donner que des formules de
politesse ancienne, d'ailleurs, fort bien accueillies. Puis je demande si
quelque étranger est déjà passé par ici ? On se souvient... oui, peut-être,
voici trois cents ans. Mais il parlait purement le chinois antique, et était
vêtu comme un Chinois. Ses yeux et ses pensées indiquaient seuls son origine...
Il proposait une morale et des préceptes un peu divergents... Il acceptait la
vénération des ancêtres... Il parlait d'un Esprit du bien et du Juste, mort pour
sauver tous les hommes de la mort. Cependant, depuis lors, les hommes mouraient
aussi bien. S'il parlait de ses contemporains, il montrait de curieuses images
d'hommes avec des cheveux longs et blancs, tressés comme ceux d'une vierge.
Oui, quelqu'un avait passé devant moi ici, affirmant ainsi, à deux ou trois
centaines d'années, l'existence de ce lieu dont je doute encore. Je crois bien
me souvenir que sur les cartes de notre dix-huitième siècle, ce lieu est bien
marqué, sous son nom et son importance antiques, et disparaît ensuite du lot de
nos géographes vivants... Je n'ose pas interroger plus loin. Mais je pressens
tout d'un coup comme un éclair que ce sont là peut-être les descendants du
puissant général fidèle, Wou Sank'ouei, qui, vaincus par les conquérants
tartares aux longs cheveux tressés, vinrent se réfugier ici, et se faisant, pour
vivre, oublier derrière le rideau des montagnes, ont peut-être oublié leurs
temps... Peut-être. Ne pouvant se hasarder ailleurs, ils se cantonnent ici. En
effet, ils me questionnent. "Où en est la grande affaire des Grands Ming, la
dynastie ? la légalité, la filiation... Quel est le nom dicible du Fils du Ciel
vivant aujourd'hui dans la Capitale du nord ?..."
Je ne puis évidemment pas répondre. Les Grands Ming
sont périmés et abolis autant que leur ville, depuis trois cents ans. Je ne puis
les déconcerter à ce point... Leur dire que les Nomades du nord se sont assis
sur Péking est une injure qu'ils ne croiraient pas possible... Mais, plus grave
et plus pressant que tout : si quelqu'un de mes gens vient me rejoindre ici ! Si
le moindre muletier suit mes pas à la piste et vient me chercher pour me
remettre dans la vraie route, vers l'étape... — Ils verront ! Ils verront
sa
tresse noire et grasse, pendant jusqu'aux talons ! Ils verront que tout homme
ainsi dans l'Empire de ces jours, a subi le joug et laissé pousser ses cheveux
jusqu'aux pieds ! et sauront que l'on coupe le cou à tous les autres... Ils
sauront ainsi que leur droit de vivre est passé, que leur vie est périmée, que
leur ville, déjà décédée par acte, déclassée, est inexistante et de trop.
—
Peut-être que ces vieillards doux et chevrotants tomberont en poussière, sur mes
pieds....
Je me retire. Je m'en vais à reculons, loin de leur
vie trop prolongée. Je n'éclaircirai point leur droit administratif à la vie. Et
quand, ayant retrouvé aisément le village du Puits de Sel Blanc, parmi l'accours
joyeux de mes gens, et la table servie, je ne demanderai pas où est l'autre
ville ancestrale et abolie, d'où je viens, je ne trahirai pas présomptueusement
le passé qui a miraculeusement réussi à vivre...
Mais, sachant ma recherche, et mon crochet vers la
montagne, le lettré qui m’accompagne me montre dans les livres le mot
Fei
et au-dessus de la porte de la ville une affreuse pancarte où l'on peut lire :
Lieu de l'antique Trou de Sel Noir... Il ajoute : ce
souvenir, le nom, est tout ce qu'il en reste.
Je ne le détromperai pas. Je ne porterai point sur
la carte précise, au milieu de mots topographiques, l'existence dans l'espace de
ce lieu paradoxal, imaginaire peut-être, et qu'on ne retrouvera point
officiellement après moi.
Ceci est un rêve de marche, un rêve de route, un sommeil sur deux pieds
balancés, ivres de fatigue, à la tombée de l'étape...
> JE MANQUERAIS À TOUS LES DEVOIRS du voyageur si je...
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