14.
LA GRANDE VILLE AU BOUT DU MONDE, je l'imaginais
ainsi : populeuse, peuplée, mais non populacière ; ni trop ordonnée, ni trop
compliquée ; les rues dallées à plat, peu larges, mais non pas étroites,
— où
les maisons de vente offrent et dégorgent sur les passants les cellules
profondes de leurs magasins riches ; où les toits, cornus, comme il sied, depuis
la classique tradition de ces deux mille années, ne sont pas des toits
biscornus, — et pourtant, accrochent le regard et l'envoient baller dans
le
profond du Ciel chinois, du Ciel magistral, le Régulateur et l'Ancêtre. Cette
ville, je la rêvais d'avance comme un compromis réussi, entre le ciel, la terre,
la campagne et l'homme ; et aussi comme un juste milieu entre l'Impériale Cité
du Nord, Péking aux larges avenues préparées pour les cortèges, et Canton,
Capitale du négoce fourmillier [sic] dans le sud, si étroit, si parcimonieux de
son espace que les chaises un peu somptueuses en sont réduites, dans les boyaux
étroits, à passer l'une par-dessus l'autre… — Enfin, comme cette
Ville est la
Principale de celles qui s'avancent vers le
Tibet, et s'opposent à lui,
j'espérais y voir un reflet du Tibet, mis au pillage, et les débris de ses
hordes... Enfin la Ville chinoise, ni mandchoue, ni côtière, ni sauvage dans ses
tributaires à peine assimilés, du sud. Je m'attendais bien à cela. Je désirais
si fortement cela, au bout de quatre mois de route ; — et je trouve, au
bout de
quatre mois de route :
Une ville populeuse, peuplée, mais non populacière.
Ni trop ordonnée, ni trop compliquée. Les rues, dallées de ce large grès
velouté, gris-violet, doux au fer des sabots et aux semelles ; des rues que
l'échange des pas remplit, et pourtant où l'on peut trotter à l'aise à grande
allure ; où les riches maisons de vente dégorgent incessamment les soies et les
couleurs et les odeurs... même inattendues, des chaussures, minutieusement
cousues, relèvent leur poulaine courte. Des jambons arrondissent leur fesse
luisante ; des cordes de tabac et leur note grave ; des œufs rouges, d'une
garance effroyable, des œufs peints, sont moins riches que la lueur ambrée
et le
verdâtre des œufs conservés, épluchés, leurs voisins. Ces délicats bijoux
de
plumes bleu turquoise, niellés d'argent ; des cuirs tannés, et des cuirs vivant
encore ; des ceintures anciennes et ces cartouchières neuves... Voici des calots
de soie mauve, et des coupons empilés, colonnes denses de soie, de soie dure,
vendue au poids de soie, sous les teintures gris de pigeon, les verts de Chine,
les grenats. Puis, des écheveaux affadis du rouge au blanc, laissant glisser le
son comme une corde de luth dont on dévisse la clef. Ces denrées, ces matières
papillotantes à l'extrême, encastrées méticuleusement dans chaque échoppe ou
magasin, dont le cadre est fait de ceci : un beau noir et or. Les poteaux laqués
du beau vernis brun sombre à luisants noirs et reflets roux, la laque de
Tch'eng-tou, et non d'ailleurs...
Suivre ces rues presque couvertes, où les couleurs
sont contenues et ramenées par l'air papillotant, est un long couloir enfermé et
où l'on a les coudes à l'aise. Moins ouverte à tous les vents qui d'ailleurs
soufflent si peu au Sseu-tch'ouan, moins fermée que le boyau fécal de Canton, la
rue à Tch'eng-tou est toute décorée des plus altières et profondes couleurs : or
vieilli sur laque noire. Noir est trop dur pour ce que je veux fixer ici. Ce
noir apparent est en réalité un brun roussâtre profond et chaud dans lequel
s'enfonce et luit le vieil or dynastique. Cependant, ceci n'est point impérial
comme Péking, et ceci n'est pas mercanti. Mais toute la puissance Provinciale
éclate et joue dans ces richesses et ces couleurs. Comme le Sseu-tch'ouan bien
peuplé est la plus féconde en hommes dans les dix-huit provinces de l'Empire, de
même sa Capitale est l'abri de ses maîtres et corporants, et le plus valable
antagoniste de ce qui, étranger à Péking, s'oppose à la Capitale...
Et, par rafale, c'est aussi la reine du pillage et
des échanges entre le Tibet tributaire et la grosse impératrice chinoise. Quand
le Tibet indompté est sage et condescend à traiter et à vendre, c'est là que ses
denrées passent et trafiquent — mais l'échange est mesuré et mesquin.
Quand le Tibet se révolte et tue les envoyés de Chine, puis est puni et
massacré, c'est encore à Tch'eng-tou que reviennent se disperser et se vendre
les trophées chauds et embaumés d'encens des temples de lamas et des Gûms.
Alors, pendant quelques mois, la ville trafique des turquoises en pavé, en
cailloux, en bijoux et en poussière ; il traîne dans les rues des peintures
sombres et farouches, où parmi des auréoles de bleu vif, sur un fond rouge,
d'épouvantables et féconds dieux membrés, pénètrent des parèdres ravies et
renversées, en agitant dix bras et cent doigts devinés dans la nuit d'un fond de
fumée ; ce sont les peintures Tibétaines. D'admirables et somptueuses loques
pendent aussi aux mains des soldats. Ils sont heureux de troquer pour du cuivre
ce qu'ils rapportent au prix d'épouvantables soifs, et de faims où le cuir des
harnais était depuis longtemps digéré, et de froids dans lesquels la neige pure
était un réconfort. Ils abandonnent aussi des objets dont ils ne. savent pas
l'usage, et d'autres dont ils se moquent : des crânes sertis de cuivre doré, et
qui enfermèrent de très pieuses pensées ; des crânes maintenant, où l'on boit...
> LE LONG SÉJOUR IMMOBILE, l'escale grise...
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