11.
QUANT AU RÉEL, il triomphe avec brutalité. Le coup
de plongée a réussi. J'ai brutalement étranglé ma peur du réel. Je m'en suis
allé au-delà. Le foulement perpétuel de la boue grasse, élastique et
nourrissante ; les constantes réactions grossières et quadrupèdes du cheval...
la vie
diurne sur le pays ; la vie
nocturne aussitôt assourdie de sommeils, recevant le coup de masse consciencieux
du bourgeois qui s'en est allé, par hygiène, "voir des femmes". — Ce sont
de
lourds sommeils musculaires, d'un lourd horizontal, — et qui n'en demande
pas
plus. Les réveils nets sont directs et lucides, mais non pas "extra-lucides",
mais non pas pénétrants... J'embrasse d'un seul coup tout ce qu'il faut faire
aujourd'hui qui n'est que l’en-demain répété de cette veille bien
acquise...
Ceci tue l'Imaginaire rétif, au lieu de s'opposer tout simplement à lui.
Certes la constatation est imprévue. À bien y
réfléchir, j'aurais cru à des débats plus prolongés, à des atermoiements, des
ruses, ou de tragiques chocs... Rien, ou si peu tout d'abord, et maintenant plus
rien. Si je relis des mots anticipés : "lointains" et "désirs de conquête",
"beauté du choc entre l'esprit et la terre"... Le plus grand nombre de ces mots
ne m'évoquent plus rien du tout. Il n'y a pas de réponse à l'appel. Il n'y a pas
de communication. Les mêmes mots, il faut les repenser, les mûrir, les adapter à
mes très grossiers besoins quotidiens...
Non ! — et c'est interloquant — le Réel mijoté
d'avance ne s'oppose pas à l'irréel comme un gros lutteur au maître en lutte
japonaise ; — il existe, tout simplement, et on le subit. Jeté à l'eau
comme je
l'ai fait, et sans cesse nageant entre deux eaux, je ne cherche plus les grandes
bouffées du vent tourbillonnant. C'est un sport équilibré d'aquarium. Je me
souviens encore, par habitude, de la nécessité, disait-on, de l’irréel, du
non-vrai, du lointain... Mais je continue mes brassées régulières, sans anxiété,
sans asphyxie. C'était donc cela, le Réel ! Imaginer est bien plus plein
d'angoisse que faire. Si tu as peur de la chute, jette-toi. Si tu crains l'eau,
mouille-toi bien... Gribouille et Prud'homme, en le bon gros gélatineux Sens
Commun sont maîtres incontestés ici.
L'accomplissement n'a pas donné l'ivresse forte
imaginée, mais le constat : c'est
cela
. — C'est
fait
. Ce
n'était donc que cela ; et l'on reste étourdi du limité, bien vite repu,
satisfait
! Et l'on ne demande pas plus. On s'ébat avec de bons gestes
d'otaries dans le bassin. — Les moindres gestes éclaboussent : tant mieux
: pan
! dans la flaque sale ; la boue est une coque, une armure, une défense, un
vêtement Les souliers se trouent ? On marche plus librement à travers... La
rêverie longue est antagoniste de cet effort ; on donne l'effort, en pensant à
autre chose, à n'importe quoi... Si le livre qui s'ouvrait autrefois de lui-même
insiste et parait déplacé, on ferme le livre...
Et les mouvements deviennent gros. Et l'on n'est
plus sensible à tout ce qui dansait autrefois. Et l'on s'attache avec ses mains
et sa bouche au concret : au chemin fait, à celui qui reste à faire, au sommeil
empuanti d'odeurs humaines, à ce que l'on mangera, à la quantité qu'on mangera,
— la nuance est méprisée ; la notion pleine du geste, voilà ce qui sert,
où l'on
se vautre...
Au reste, simple défense sans doute. Obligé de
compter avec la "mère nature et C
ie",
on feint d'obéir à ses principes... On devient tour à
tour peuple, ouvrier, paysan ; du cheval, on descendrait volontiers à la mule,
de la mule à l'âne, comme plus sûr ; et de l'âne plus bas encore dans la
grossièreté paresseuse : de l'âne porteur, à l'homme de bât.
> DE LA SANDALE ET DU BÂTON , je ne dirai rien...
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