10.
POUR DEVISE, j'ai cherché des mots expressifs, et le
symbole de ce voyage double. J'ai cru les trouver coexistants dans la Science
Chinoise des Cachets, des Fleurons et des Caractères Sigillaires. Précisément
les figures doubles sont nombreuses, — qui pourraient s'appliquer au
double jeu
que je poursuis. — Par exemple, l'enroulement réciproque des deux
virgules du
Tao, l'une blanche, l'autre noire, égales, symétriques, sans que l'une l'emporte
jamais sur l'autre. Le Symbole a déjà beaucoup servi. La traduction commune en
est "Ying et Yang" Femelle et Mâle... et cette opposition et cette pénétration,
qui, disent les classiques du dixième siècle, engendrèrent le monde, sont
également capables de contenir tout ce qu'on veut. Mon voyage et le but de mon
voyage s'enferment et s'envolent là-dedans avec facilité : L'Inventé, c'est le
Blanc-mâle, le souffle aux milliers de couleurs. Le Réel sera le Noir-féminin,
masse de nuit. Le Réel m'a paru toujours très femme. La femme m'a paru toujours
très "Réel". La matière est femme et toute comparaison est possible et sans
restreinte, vague. C'est pourquoi je n'en veux pas. Les autres symboles sont
contradictoires ou modernes. Seuls les Caractères demeurent le fond inépuisable
d'invention traditionnelle. Mais rien ne se trouve déjà dit sur cette expérience
: opposer le Mot et la Chose, pour cette raison que le mot chinois est un signe,
complet en lui-même, existant, réalisant, différent de ce qu'il dit, et déjà
très supérieur à ce qu'il daigne signifier.
Une devise est pourtant indispensable. Plus ferme
que les petits
vouloirs mobiles de mon
petit dieu de voyage, elle doit jalonner la route comme un fanion, planté aux
endroits de conquête plus difficile. Fixée dans ses lignes, elle seule ne doit
pouvoir changer ; mais on peut changer de devise. N'importe, comme jamais le
problème que j'agite ici ne fut plus net qu'en ce moment où je me le repose,
c'est l'instant de le codifier, de prévoir d'autres moments où le moment
vacillera. Alors, plantée plus loin, la sèche devise attirera... Ce pourrait
être une épigraphe ainsi : "Pour savoir..." mais compromis. Ou un titre, un
titre-devise : "Voyage au pays du Réel..." À conserver, mais en sous-titre.
"Caravane spirituelle" serait bien ridicule, et n’est pas une devise.
"Équipée"
est encore un titre, souligné d'ironie, sans préjuger du résultat. —
Expliqué
par d'autres mots, je le garderai sans doute. Mais la trouvaille n'est pas faite
encore ; je ne sais ni la formule ni les signes que je confiera au graveur ; je
ne sais même pas la matière taillée : de jade, de pierre tendre, de cristal ou
de bronze, ou d'agate veinée ; peut-être de marbre... Mais j'en ai choisi les
dimensions et le style.
Ceux du cachet très humble de pierre que je tiens
dans la main, et qui, par jeu, s'applique parfois sur ces pages. Il est carré, à
quatre caractères d'écriture antique reprise sous la voyageuse dynastie mongole
du treizième siècle. Un coin est ébréché, — comme le grand sceau
impérial. Je
l'ai bien en main, malgré le peu de beauté de la pierre, une sorte d'ardoise
noire, quadrangulaire — Mais il m'est déjà familier. Au reste, pourquoi
ne pas
l'accepter comme porte-devise ?
D'abord, je ne sais pas encore ce qu'il veut bien
dire : en déchiffrant mieux je devine une souple et dense image qui n'est point
dans les, allusions classiques, et qui répond à peu près à "POUR ME COMPLAIRE".
— Trop fade pour être inventée, l'image est possible à recevoir ainsi du
hasard.
Car c'est bien du hasard, et du plus bas, que je tiens ce cachet dans la main,
et qui va, je le sens, devenir définitif dans le provisoire de sa pierre
fragile. Ce cachet ne m'a pas été donné en gage d'amitié par un prince des
Bannières, ni par le duc au casque de fer, ni par un Eunuque voleur du palais ;
— je l'ai seulement acheté cinquante sapèques, je ne sais plus quand, à un
coolie marchand de débris étalés sur la route. Ce qu'il exprime n'est ni fier,
ni beau, ni prometteur, mais, tout, son origine, sa révélation brusque, la
souplesse de son dict est une leçon d'ironique à-propos.
> QUANT AU RÉEL, il triomphe avec brutalité.
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